Ne me libère pas

Empowerment, pouvoir d’agir & participation

J’ai rédigé ce texte suite à mon intervention aux Rencontres nationales du CNDH Romeurope à Bordeaux les 9 et 10 juin 2018.

Peut-on, comment peut-on, combiner autonomie et solidarité, aide et dynamiques d’émancipation ?

Dans ce texte, il est question de la posture des personnes qui souhaitent « aider » et/ou en « accompagner » d’autres. Que ce soit dans le travail social, l’animation ou le militantisme, c’est une chose sensible que de trouver la bonne posture quand on souhaite favoriser l’empowerment, le pouvoir d’agir, la participation d’autres personnes. Probablement d’ailleurs qu’il n’y a pas de « bonne » posture trouvée une fois pour toute, mais une attention et une réflexivité permanente à garder.

Ce texte s’adressait en particulier aux militant·es, bénévoles, salarié·es des associations de soutien et de défense des droits des personnes originaires d’Europe de l’Est, Roms ou présumées Roms, vivant en bidonville, squat ou autres lieux de survie en France. Mais son contenu peut probablement apporter des pistes de réflexion à d’autres quant à leur posture.


À la recherche de l’émancipation

Personne ne libère personne, personne ne se libère seul

Empowerment et pouvoir d’agir sont des dynamiques d’émancipation, qui poursuivent donc d’autres objectifs que le fait d’aider. Mais ces dynamiques d’émancipation sont-elles compatibles avec le fait d’être aidé·e ? Sous quelles conditions peuvent-elles l’être ? En effet, si on peut aider quelqu’un d’autre, on ne peut en aucun cas émanciper quelqu’un d’autre. Favoriser l’émancipation d’autrui doit se faire en gardant en tête cette phrase du pédagogue brésilien Paulo Freire : « Personne ne libère personne, personne ne se libère seul, les Hommes se libèrent ensemble par l’intermédiaire du monde »(Pédagogie des opprimés, 1974).

L’émancipation

Qu’est-ce que l’émancipation ? C’est un processus complexe et jamais complètement accompli par lequel on va développer notre compréhension du monde (conscientisation, émancipation dans les idées) et notre capacité à avoir prise sur celui-ci (pouvoir d’agir, émancipation dans les actes). Un processus qui invite à se libérer des dominations que l’on a intégrées et qui nous poussent à nous auto-censurer et nous auto-limiter (« tuer les flics qu’on a dans la tête », selon les mots d’Auguto Boal, le fondateur du Théâtre de l’opprimé), et de façon inséparable à agir pour transformer la société (parce que les barrières ne sont pas avant tout dans notre tête, mais objectivement et structurellement présentes dans les rapports sociaux). L’émancipation est notamment l’ambition des dynamiques d’éducation populaire.

Premier·es concerné·es et allié·es

Les premier·es concerné·es

Celles et ceux qu’on appelle premier·es concerné·es sont, par définition, celles et ceux qui subissent les conséquences d’une situation donnée. Iels peuvent avoir besoin d’être aidé·es, iels ont surtout besoin de solidarité, et pour leur dignité iels ont besoin de préserver leur autonomie (faute de quoi iels sont « minorisé·es », infantilisé·es). L’autonomie, cela consiste à faire ses propres choix, en tant que personne et en tant que groupe social – ce qui ne veut aucunement dire de faire ses choix en ignorant le contexte.

Les allié·es

Les allié·es sont les personnes qui ressentent un sentiment de solidarité vis-à-vis des premier·es concerné·es. Celui-ci est causé par un sentiment de responsabilité : on ne se sent pas extérieur·e à la situation dont les premier·es concerné·es paient le plus lourd tribut, le problème qui les touche n’est pas que leur problème, c’est aussi le nôtre. Solidaires, les allié·es peuvent souhaiter apporter leur aide et leur soutien aux premier·es concerné·es. Ces dernier·es doivent cependant rester libres d’accepter ou non cette aide et de maîtriser ses contours et ses limites ; en réponse, les allié·es peuvent juger ces conditions comme étant compatibles ou non avec leurs propres convictions.
Les allié·es peuvent être soit intérieur·es au groupe social des « premier·es concerné·es » (ami·es, familles, etc. n’étant pas elles et eux-mêmes concerné·es), soit extérieur·es (militant·es, bénévoles, salarié·es).

Au-delà de la relation de solidarité qui les unit, premier·es concerné·es et alliés peuvent chercher à s’engager dans une dynamique d’émancipation. Dans cette optique, on peut se demander si, ou plutôt comment, peuvent se combiner des rapports de solidarité et des rapports émancipateurs.

Autonomie et solidarité

Sur un fil

L’enjeu principal est de parvenir à trouver un équilibre entre autonomie et solidarité. La solidarité est indispensable pour « faire société » et pour compenser les effets des rapports sociaux d’exploitation et d’oppression. L’autonomie quant à elle est une condition pour la dignité. Cependant, la difficulté est que l’une et l’autre peuvent s’avérer contradictoires. C’est donc sur un fil que nous devons marcher, en gardant notre attention portée sur cette tension de manière à ce qu’elle reste vectrice de créativité et qu’elle ne devienne pas un médium pour des dynamiques anti-émancipatrices.

L’autonomie contre la dépendance

Car que signifie la solidarité si elle n’est pas attentive à l’autonomie ? Elle signifie la dépendance. Des allié·es « sauveurs » qui semblent dire « Je vais vous sortir de cette situation, ne vous occupez de rien, je vais faire les choses à votre place ». Si cela peut parfois être indispensable, il est nécessaire de se poser la question de comment restaurer l’autonomie des personnes aidées, ou au moins de ne pas aggraver leur dépendance objective (pour cause de non-maîtrise de la langue par exemple).

La solidarité contre le chacun pour soi

À l’inverse, que signifie l’autonomie si elle est détachée de tout rapport de solidarité ? Il faut dans ce cas distinguer l’autonomie revendiquée de l’autonomie imposée. Quand des personnes revendiquent leur autonomie, elles font par là une démarche d’émancipation qui veut dire « Laissez-nous tranquille, votre aide ne nous aide pas, nous avons besoin de nous en sortir par nous-mêmes et nous en sommes capables ». Il ne s’agit là pas d’un refus de solidarité, mais de choisir avec qui l’on souhaite tisser des réseaux de solidarité qui soient émancipateurs. À l’inverse, renvoyer des personnes à leur autonomie est une démarche violente de refus de solidarité, de déni de responsabilité : « Quand on veut on peut, débrouillez-vous, cela ne me regarde pas, vous êtes seul·es responsables de ce qui vous arrive ».

L’empowerment

Conquérir sa dignité

L’empowerment est une dynamique que l’on pense pour soi-même, individuellement et collectivement : une démarche de dignité, qui s’oppose à la victimisation et au paternalisme. Cette démarche suppose probablement de s’organiser au moins temporairement dans un certain entre-soi, entre personnes directement concernées (ce qu’on appelle la « non-mixité ») de manière à favoriser un processus de conscientisation collective et une prise de confiance. C’est un concept qui est né dans les mouvements radicaux de lutte aux États-Unis dans les années 1970, notamment dans le mouvement du Black Power et dans les luttes féministes radicales : des mouvements qui ont permis l’affirmation de revendications fortes d’égalité et de liberté, et sont passés par des phases de « retournement du stigmate » tel que l’affirme le mot d’ordre « Black is beautiful ».
Dans une perspective d’accompagnement de groupes sociaux dominés, l’empowerment ne nous concerne donc pas réellement en tant que tel, puisque selon cette définition il ne peut être pensé que pour soi-même.

Récupération néolibérale du concept d’empowerment

À partir des années 1990, comme l’expliquent Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener*, le concept d’empowerment a été récupéré par les institutions internationales telles que Banque Mondiale et le FMI. Alors que c’est un concept censé être pensé pour soi, ces institutions l’ont opposé aux personnes et groupes sociaux dominés. C’est ainsi qu’on est passé d’un principe d’émancipation et de dignité du type « Ne me libère pas, je m’en charge » et « La libération des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », à une injonction à l’autonomie du type « Quand on veut on peut » et « Prenez-vous en main ». Cette récupération néolibérale nie les causes structurelles et les rapports sociaux d’exploitation et d’oppression subis par les populations visées ; elle joue sur la tension entre reconnaissance et culpabilisation pour renvoyer les personnes à leur seule responsabilité dans leur enjeu de faire face aux situations qu’elles subissent.

Le développement du pouvoir d’agir

Une démarche pédagogique contre l’impuissance

Le développement du pouvoir d’agir, de son côté, est une dynamique que l’on pense pour d’autres. C’est une démarche pédagogique qui a été formalisée par Yann Le Bossé dans le cadre du travail social au Québec. Le développement du pouvoir d’agir vise des personnes ayant un rapport détérioré à l’action, le but étant de les accompagner dans un processus de restauration de leur capacité à agir de manière à ce qu’ils aient, selon les mots de Yann Le Bossé, « plus de contrôle sur ce qui est important pour [elles et eux], pour [leurs] proches, ou la collectivité à laquelle [iels] s’identifient. C’est un pouvoir de contrôle que l’on exerce et que l’on développe individuellement ou collectivement. »
Il s’agit d’accompagner des personnes et des collectifs dans leur dépassement d’un sentiment d’impuissance, de leur permettre d’enclencher une spirale positive d’action. Ainsi, on va encourager une prise de responsabilité et une implication « pas à pas ». Dans le cadre de cette démarche, il est nécessaire que chaque « petit pas » soit couronné de succès, car c’est par ces petits succès que la personne et le groupe social doit reprendre confiance et avancer dans son parcours vers l’autonomie. On va donc proposer aux personnes de faire des choses et de prendre des responsabilités à hauteur de leurs possibilités, et on va les accompagner de manière à les mettre en situation de réussir par elles-mêmes. On sera ensuite attentifs à valoriser ces victoires, à célébrer ces petits pas, afin de conscientiser l’avancée qui a été faite. En effet, on ne convainc pas quelqu’un en lui disant qu’il peut réussir : on ne peut que s’en convaincre soi-même, en en faisant l’expérience.

Le community organizing

On retrouve l’esprit de cette démarche dans certaines approches du travail social, mais également notamment en pédagogie sociale*, en développement communautaire*, ou encore dans le community organizing*. Dans le cadre de cette dernière pratique, les « petits pas » sont alors des « petites victoires » : des campagnes « gagnables » qui permettent d’obtenir des améliorations concrètes par exemple pour son quartier. Cette perspective s’inscrit par ailleurs dans une ambition de « démocratiser la démocratie », de « faire entendre la voix des sans-voix » : il s’agit de favoriser l’organisation collective de groupes sociaux dominés de manière à permettre à ceux-ci de s’exprimer et défendre leurs intérêts dans le jeu démocratique, ceci dans un but global d’aller vers une société plus juste.

Prendre en compte le contexte

Le développement du pouvoir d’agir court un risque du même ordre que l’empowerment : celui de sur-responsabiliser les personnes sur le règlement des problèmes qu’elles subissent ; de considérer que tout n’est affaire de compétence et de volonté, en niant le contexte dans lequel s’inscrivent les personnes. C’est le risque de la fable qui dit qu’il vaut mieux apprendre à pêcher que donner un poisson. Certes : apprendre à pêcher permettra à un groupe social de devenir autonome. Mais, comme le dit Yann le Bossé, y a-t-il des poissons dans la rivière, les berges sont-elles accessibles, faut-il un permis de pêche ? Ainsi, on ne peut se contenter de donner une canne à pêche et une heure de cours pour ensuite reprocher aux personnes de toujours pas arriver à pêcher : le développement du pouvoir d’agir ne peut s’exonérer de chercher à transformer la société.

La participation

Des dispositifs institutionnels

Cette ambition démocratique est également celle de la participation.
Celle-ci prend la forme de dispositifs institutionnels mis en place « par en-haut » et qui visent à faire en sorte que celles et ceux qui détiennent le pouvoir partagent celui-ci. La participation peut prendre la forme des conseils de quartier, des conseils citoyens, de dispositifs de concertation sur les projets d’aménagement urbain, des conseils de la vie sociale (CVS) dans les établissements sociaux et médico-sociaux, ou encore de groupes de projets et de cercles qualité dans les entreprises.

Faire participer

Les personnes en charge de mettre en œuvre cette participation doivent « faire participer » les habitant·es, citoyen·nes, usager·es, collaborateurices. Comment « faire participer » ? Dans nos vies, faisons-nous participer quiconque à quoi que ce soit ? Quand on souhaite jouer aux cartes, « fait-on participer » d’autres joueurs·joueuses ? Non : on propose, on communique notre envie et notre enthousiasme, mais ce sont les personnes qui choisissent si elles participent ou non. Éventuellement elles peuvent jouer / participer à une ou deux parties avec nous pour nous arranger s’il nous manque un joueur·une joueuse / un·e participant·e, mais in fine on ne les « fait » pas participer : on ne peut que susciter la participation, et la décision de participer appartient aux personnes visées. Sinon on est dans l’injonction voire la coercition, et une personne qui participe sous la contrainte ne sera pas dans les meilleures dispositions.

Faire des habitant·es les défenseureuses du changement

Depuis le rapport d’Hubert Dubedout en 1983*, on veut faire des habitant·es les acteurices du changement. La politique de la ville utilise la participation comme un outil pour la transformation des quartiers populaires et, en quelques sortes, le développement du pouvoir d’agir de leurs habitant·es : les instances de participation seraient le lieu pour que celleux-ci aient prise sur les choses qui les concernent, le lieu pour qu’iels exercent leur « pouvoir d’agir ». C’est ainsi que les habitant·es des quartiers populaires sont soumis·es à une très forte injonction à la participation, et que leur non-participation est retenue contre eux pour justifier le fait que le quartier ne s’améliore pas voire se dégrade. On remarquera que cette injonction n’est pas faite aux classes bourgeoises : c’est que celles-ci sont déjà aux manettes de la société, il n’est donc pas besoin de trouver le moyen de leur renvoyer la responsabilité de leur situation sociale.
Cependant, les professionnel·les en charge de mettre en œuvre la participation sont le plus souvent de bonne foi – du moins avant que le désespoir ne les atteigne. Iels croient généralement dans le fait que ces dispositifs vont permettre de changer les choses, ou du moins iels croient en la possibilité de les utiliser pour modifier certaines choses. Et en effet, si l’immense majorité des conseils de quartier et conseils citoyens est un fiasco, il existe néanmoins des exemples de réussites.

Le « pouvoir d’agir » : pas le pouvoir tout-court

Mais les professionnel·les sont confrontés à une autre difficulté : on leur demande de partager le pouvoir, mais en réalité iels restent seul·es responsables d’assumer la décision qui sera prise. Les Mairies doivent faire participer les habitant·es, les établissements sociaux et médico-sociaux doivent faire participer leurs usager·es, etc. On demande aux personnes en situation de pouvoir de susciter de la contradiction et de prendre en compte des visions différentes des leurs. Ainsi, sauf s’iels sont réellement convaincu·es par des idées et arguments apportés au cours du processus de participation, le plus probable – et la réalité – est que le plus souvent iels prennent la décision qui leur semble – à elleux, selon leurs propres critères – être la meilleure. Les personnes en situation de responsabilité décident et sont jugées sur des critères d’efficacité, des critères gestionnaires, de rapport coût (financier, temps…) / résultat (court terme, observable, quantifiable). Ne soyons pas idéalistes : pourquoi prendraient-iels des décisions avec lesquelles iels ne sont pas d’accord, quand iels devront ensuite en porter seul·es la responsabilité ? C’est ainsi que les fonctions décisionnaires qui doivent « faire de la participation » se retrouvent dans des situations schizophréniques, coincées entre une ambition démocratique de partager le pouvoir – à laquelle iels adhèrent ou non – et une réalité où ce pouvoir n’est en réalité pas partagé.
Dans ces conditions, les instances de participation se transforment souvent en lieux de pédagogie, où élu·es et expert·es expliquent aux « simples citoyen·nes » que « c’est plus compliqué que ça » : « nous avons bien compris que vous vouliez plus de places de parking, mais je vais vous expliquer pourquoi ce n’est pas possible ».

Reconnaître les savoirs issus de l’expérience

Si la participation peut parfois fonctionner, cela ne peut être d’une part qu’en partageant le pouvoir de décision et la responsabilité qui lui est liée, et d’autre part que si la personne initialement en situation de pouvoir est absolument convaincue que sa solution à elle est par principe moins bonne que la solution qui sera amenée par les premier·es concerné·es. Cela signifie reconnaître les savoirs issus de l’expérience, et créer les conditions pour que ceux-ci puissent émerger, se verbaliser et se communiquer.

Définir le niveau de participation

Ces deux conditions étant rarement réunies dans un contexte de participation décidée « par en-haut », il est nécessaire de clarifier, dans les espaces qui se qualifient comme tels, quel est réellement le niveau de participation : de l’information (« je vous informe de la décision, vous pouvez poser des questions mais la décision est prise ») à la codécision, en passant par la consultation, la concertation et la négociation : quel est le réel niveau de participation ? Si cela n’est pas fait, ou si cela est mal fait, les personnes qui sont venues participer se sentiront légitimement flouées, et les instances de participation ne seront pas des lieux de développement de la démocratie, mais des lieux qui valident l’idée que la démocratie c’est « cause toujours », qui renforcent l’impuissance, le fatalisme (« quoi qu’on fasse ») et l’individualisme (« il n’y a rien à attendre du collectif : améliorons plutôt notre situation à nous »).

De la participation à la négociation ?

Les personnes qui s’intéressent à certaines formes du développement du pouvoir d’agir, et notamment au community organizing en France, sont pour une part importante d’entre elles des déçues de la participation : puisqu’on ne peut rien attendre d’une table de « participation », transformons-la plutôt en une table de « négociation ». Or on ne s’assoit à une table de négociation que quand on a le pouvoir de négocier : cette forme pose donc la question du pouvoir comme préalable à la discussion.

Un double-agenda

L’action à la fois comme moyen et comme objectif

L’ensemble de ces démarches ont en commun de considérer l’action à la fois comme un moyen et comme un objectif. L’action est un moyen pour faire quelque chose, de faire évoluer une situation, d’obtenir une transformation. Elle est aussi un objectif en soi, puisque le passage à l’action, la prise de parole, est en soi une victoire sur le sentiment d’impuissance. Ainsi, le but n’est pas tant d’organiser une fête de quartier, mais que celle-ci soit organisée par les gens eux-mêmes. Ce double-agenda est typique des démarches d’empowerment et de développement du pouvoir d’agir : les processus d’éducation populaire, d’émancipation, de libération n’ont pas lieu en soi mais à l’occasion d’autre chose.

La posture des « facilitateurices » d’émancipation

Cela implique, pour les personnes qui cherchent à favoriser ces processus, de ne considérer leurs interlocuteurices ni comme des consommateurices (en leur faisant par exemple remplir des questionnaires sur leurs « besoins » ou leur satisfaction) ni comme des enfants (on leur explique, on prépare tout, on les protège). Il est nécessaire de considérer ses interlocuteurices comme capables et de chercher à se mettre ensemble dans une démarche de construction collective des savoirs et des décisions. Il est nécessaire d’accepter la contradiction, le désaccord, le conflit, et de ne pas faire appel à la citoyenneté des personnes (« devenez citoyen·ne ! ») tout en les contraignant à une civilité incompatible avec celle-ci (« nous ne supporterons aucune forme de conflictualité ou de violence »). Enfin, il faut se souvenir que c’est nous-mêmes qui nous mettons l’objectif de « développer le pouvoir d’agir » d’autres personnes, qui ne nous ont pas forcément demandé cela. Si nous n’obtenons pas les résultats escomptés, si peu de personnes participent à nos réunions, c’est donc nous-mêmes qu’il faut remettre en cause : c’est nous qui avons un problème. Si les personnes ne sont pas venues, c’est soit que cela ne les intéressait pas assez pour faire l’effort de dépasser tous les freins (notamment les freins structurels) qui s’opposent à leur participation.

Le sentiment d’impuissance & rôle intégrateur du conflit social

Le sentiment d’impuissance est une source de souffrance pour celles et ceux qui en sont les sujets : le sentiment d’une situation où on se sent pris·e au piège, où ne voit d’issue ni dans la fuite ni dans le fait de se battre, où quoi qu’on fasse les choses ne pourront pas s’améliorer. Ce sentiment peut mener à une rancœur ou une révolte, et provoquer une désaffiliation à la société et/ou des comportements violents. Cette analyse nous invite à renverser l’ordre de ce qu’on croit généralement être les causes et les conséquences : ainsi, il ne s’agit pas de travailler à l’intégration des personnes pour ensuite les inviter à prendre part à la démocratie, mais à l’inverse de travailler à leur participation à la démocratie pour leur permettre grâce à cela de s’intégrer à la société. C’est ce qu’on appelle le rôle intégrateur du conflit social. On comprend que, dans cette perspective, l’ambition des dynamiques de pouvoir d’agir est, avant celle de l’émancipation, celle de l’intégration des exclu·es.

Quelle ambition politique ?

Consubstantialité du pouvoir d’agir et de la conscientisation

Si le développement du pouvoir d’agir et le passage à l’action constituent sans conteste des moyens de recouvrer sa puissance d’agir (au sens de Spinoza, développé par Miguel Benasayag*), de sortir d’une certaine souffrance, de construire son épanouissement et son développement personnel, il ne pourra être en revanche un moyen d’émancipation que s’il est lié à une dynamique de prise de conscience et de construction d’une pensée politique. Dans ce cadre, il s’agit non pas uniquement de développer sa puissance d’agir individuelle et collective, mais de décoloniser son imaginaire, de décrypter les rapports de domination, de prendre conscience de la place que l’on occupe dans la société.

Un pouvoir d’agir dépolitisé ?

Comme nous l’expliquions précédemment, la pédagogie du pouvoir d’agir suppose de considérer l’action non pas tant comme un moyen pour réaliser quelque chose, que comme un objectif en soi. Ainsi, quand le développement du pouvoir d’agir est appliqué dans le champ du conflit social et se conçoit comme une pédagogie de la lutte (comme c’est le cas dans le community organizing), alors lutter devient un objectif en soi : à la limite, qu’importe ce pour quoi on lutte, l’important est que les personnes se mobilisent. Dans cette perspective, les luttes peuvent devenir des moyens pédagogiques relativement dépolitisés, qui porteraient en elles-mêmes leur propre objectif. Cette perspective peut par exemple amener à préférer se passer de travailler en alliance avec d’autres groupes : cela compliquerait notre passage à l’action or c’est là que se situe notre objectif.
Là encore, et de façon encore plus aigüe, si cette démarche est déconnectée d’une ambition politique progressiste et émancipatrice, on voit qu’on peut s’engager dans des démarches politiquement incohérentes, développant la puissance d’agir et le pouvoir (tout-court) de groupes portant des projets contraires à des idéaux émancipateurs de liberté, d’égalité, de solidarité, de dignité et de justice.

Contrer le risque libéral de l’empowerment

Ainsi, ne considérer les choses qu’en termes de puissance d’agir et non pas fondamentalement en termes politiques de rapports sociaux d’exploitation et d’oppression, c’est souscrire à une vision libérale de l’empowerment. Celle-ci prétend d’une part que « tout n’est qu’intérêt », que l’équilibre de société se construit par l’affrontement entre ces différents intérêts, et que c’est là un fonctionnement démocratique (alors que la démocratie suppose une lutte contre les oppressions, et donc une régulation des intérêts particuliers). Elle prétend d’autre part que « quand on veut on peut », et donc que l’impuissance et le manque de pouvoir des groupes dominés est la cause de leur domination, alors qu’elle en est à l’inverse la conséquence.
Notamment pour les dynamiques de lutte, il est primordial, tout en poursuivant toujours les deux objectifs, de déterminer lequel est prioritaire : est-ce le passage à l’action pour lui-même, en tant que développement du pouvoir d’agir et pédagogie de la lutte (ce qui est un objectif potentiellement problématique politiquement), ou est-ce la lutte en elle-même et la transformation sociale qu’elle cherche à provoquer ?

Réalisme et ambition de transformation

L’enfer est pavé de bonnes intentions

On ne peut « faire le bien » d’autrui. On peut en revanche apporter du soutien, de la solidarité. Quand on est en situation d’aider, il faut nous souvenir que nous sommes des allié·es, et non pas les premier·es concerné·es. Qu’à ce titre nous ne sommes pas légitimes à décider à la place des gens, et qu’il faut réfléchir sérieusement avant de faire à leur place. De manière générale, se souvenir que « l’enfer est pavé de bonnes intentions », et que nos bonnes intentions ne sont en aucune façon une garantie que nous agissons « bien ». En matière d’émancipation, une phrase célèbre est attribuée à Nelson Mandela : « Ce qui est fait pour moi, mais sans moi, est fait contre moi ».
Favoriser l’émancipation, c’est encourager, mettre en confiance, susciter la prise de responsabilités, ne pas lâcher les gens face à un risque d’échec, voir chaque occasion comme une occasion d’apprendre des choses, et aussi accepter d’être remis en cause (ce qui ne veut pas dire accepter d’être maltraité).

S’adapter et/ou transformer : développer les solidarités

Pour des populations subissant exploitation et domination, il est nécessaire de naviguer entre deux ambitions : d’une part celle de s’adapter à la société telle qu’elle est, arranger les choses, limiter les dégâts, se préserver, et d’autre part celle de se libérer et de faire évoluer la société. Car les choses ne changeront réellement que si les personnes accèdent à leur autonomie tout en tissant des réseaux de solidarité. Souvenons-nous, pour ne pas tomber du côté néolibéral de l’autonomie, que celle-ci doit se construire contre les oppressions, et non pas contre les contraintes. Nous vivons actuellement dans une société qui s’attache à déconstruire toutes les solidarités : il est nécessaire de développer et valoriser les solidarités.

En tant qu’ »aidant·es », notre victoire sera de ne plus être utiles, mais d’avoir construit de puissants réseaux de solidarités entre personnes autonomes.


* Ressources conseillées

Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener
L’empowerment, une pratique émancipatrice
La Découverte, 2013

Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache
Rapport « Pour une refonte radicale de la politique de la ville – Ça ne se fera plus sans nous – Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires »
Rapport au ministre délégué chargé de la ville
Juillet 2013
Rapport complet aux éditions du CGET

Miguel Benasayag
De l’engagement dans une époque obscure
Éditions Le passager clandestin, 2011

Yann Le Bossé
Le développement du pouvoir d’agir dans l’intervention sociale
Vidéo et retranscription en ligne, intervention pour la Fédération des Centres sociaux de France

Adeline de Lépinay
« Pour une solidarité émancipatrice »
Revue d’éducation populaire Résonnances, numéro spécial sur le travail social, juin 2016

Laurent Ott
Pédagogie sociale, une pédagogie pour tous les éducateurs
Editions Chronique sociale

Irène Pereira
Paulo Freire, pédagogue des opprimé-e-s
Éditions Libertalia, 2017