À propos de l’ouvrage « Animation socioculturelle – Une histoire de la formation » de Cyrille Bock (PUR, 2024)
Qu’est-ce que l’éducation populaire ? Vaste question… Qu’est-ce qu’une association d’éducation populaire ? Le malentendu peut augmenter encore. Aujourd’hui, nombre d’associations disposent de l’agrément « Jeunesse et éducation populaire » mais proposent principalement des services de l’ordre de l’animation et du loisir sur les temps extrascolaires, répondant à des appels d’offres et à des délégations de service public. Ce faisant, que devient l’objectif d’émancipation et de transformation sociale pourtant central dans les mouvements d’éducation populaire ? Pour autant, à l’intérieur de ces associations, il peut y avoir des professionnel·les (et des bénévoles quand il en reste autres que symboliques) qui portent les valeurs et ambitions de l’éducation populaire et qui bien souvent souffrent éthiquement de l’écart entre leur motivation et leurs missions.
Dans son ouvrage Animation socioculturelle – Une histoire de la formation paru aux Presses universitaires de Rennes en juillet 2024 (115 pages, 10 €), Cyrille Bock (voir ses publications sur HAL + son podcast sur l’animation et l’éducation populaire) nous retrace la sociohistoire de l’animation socioculturelle. En se centrant se donnant pour objet les formations et leur évolution, il nous donne à voir comment l’animation s’est professionnalisée et dépolitisée au fil du temps. Car si des formations à l’animation ont été à l’origine organisées pour répondre à un besoin lié à une activité occasionnelle et militante, elles ont peu à peu accompagné la professionnalisation et la structuration d’un métier dans des contextes où les politiques ont le plus souvent cherché à le domestiquer et le dépolitiser.
Aujourd’hui je considère l’animation socioculturelle comme une cousine de l’éducation populaire, comme le sont le travail social ou les institutions culturelles : des secteurs professionnalisés et institutionnalisés à la fois proches (je travaille souvent avec les professionnel·les de ces secteurs) et éloignés (ensemble nous travaillons à pourquoi et comment distiller du politique dans leurs pratiques, ce qui donne du sens à leur métier mais qu’iels ne peuvent bien souvent faire qu’en exploitant les brèches, en résistant et en subvertissant leurs cadres d’intervention). Est-il possible de rapprocher ces cousines, ou leurs chemins sont-ils irrémédiablement séparés voire opposés ?
Une sociohistoire de l’animation socioculturelle
Cyrille Bock commence par revenir sur la naissance de l’animation socioculturelle à la fin du XIXème siècle avec la création des colonies de vacances. Voilà donc pourquoi l’éducation populaire est régulièrement rattachée au niveau de l’État au qualificatif « Jeunesse et sports », ce qui m’a toujours paru absurde puisque personnellement je travaille avec des adultes et que nous faisons ensemble assez peu de sport…
En 1881 est créée l’école obligatoire : pour Jules Ferry c’est une démarche qui vise à retirer leur influence sur la société à la fois aux courants religieux et au mouvement ouvrier. L’instauration d’un temps scolaire va instaurer de fait également des temps extra-scolaires qui feront également l’objet de cette concurrence entre mouvements religieux, ouvriers et laïcs. Dans une optique à la fois militante et de service public éducatif, chacun de ces mouvements propose des colonies de vacances aux enfants : il s’agit de maintenir et/ou développer une influence sur leur éducation. Les mouvements religieux visent notamment les familles nécessiteuses, le mouvement ouvriers les familles ouvrières, et les militant·es laïques les citoyen·nes modestes. Dans les années 1930, leur concurrence s’étend aux Auberges de jeunesse : colonies et auberges de jeunesse se multiplient fortement. Toutes les familles politiques s’intéressent à la jeunesse : en 1936 le gouvernement du Front Populaire confie à Léo Lagrange un Sous-secrétariat d’État à l’organisation des loisirs et du sport, tandis que quelques années plus tard le gouvernement de Vichy renforce encore l’intervention étatique en créant des agréments pour le secteur (l’agrément Jeunesse et Éducation Populaire qui existe encore aujourd’hui et conditionne l’obtention de subventions pour le secteur).
Entre 1962 et 1975 ce sont quelques 6000 équipements socioculturels qui sont inaugurés, accompagnant l’urbanisation massive qui prend la forme des « grands ensembles ». Les associations deviennent gestionnaires de ces lieux et embauchent du personnel pour les animer. Il s’agit pour la puissance publique d’encadrer le temps libre des jeunes en recourant à une cogestion entre l’État et les associations (avec notamment la création du Fonjep) : les associations embauchent des salarié·es et deviennent gestionnaires d’équipements. Mais dès 1966 François Missoffe, ministre de la Jeunesse et des Sports, met fin à la cogestion et cherche à censurer les orientations des associations quand il les estime trop politiques.
L’animation était à la base une activité occasionnelle qu’on pratiquait en plus de son métier, pendant son temps libre et dans une optique en partie militante : on s’y formait principalement « sur le tas » avec ses pairs. Elle devient peu à peu une activité de plus en plus professionnelle, encadrée par des formations et des diplômes. Cette évolution se fait sous une double pression : celle de la puissance publique qui cherche à contrôler et normaliser, et celle des animateurice elleux-mêmes qui revendiquent une reconnaissance y compris financière de leur métier.
Dans les années 1970 le contexte d’Union de la gauche amène un grand nombre d’associations à se départir de leur démarche critique, tandis que nombre de militant·es associati·ves se muent en notables. En opposition à cela, la « deuxième gauche » développe une critique de l’État, affirmant qu’il faut choisir entre militer ou avoir des subventions.
Les années 1980 voient le développement de la politique de la Ville qui s’intéresse avant tout au chômage des jeunes et à l’immigration : la priorité est à « l’insertion sociale et professionnelle ». Parallèlement la consommation de loisirs augmente en France et tout cela vient produire un effet de ringardisation de l’éducation populaire. Les associations ont besoin de vendre des formations pour se financer, le nombre de professionnel·les augmente encore. En 1988 est créée la convention collective de ce secteur dont les emplois sont très précaires.
Lors de son passage au ministère de la jeunesse et des sports, Marie-George Buffet tente de redonner une impulsion politique au secteur : elle confie à Luc Carton (qui nous a quitté·es récemment) la responsabilité d’animer des rencontres de l’éducation populaire qui auront lieu en 1998 et déboucheront sur la publication d’un Livre blanc de l’éducation populaire en 2001. Mais la fin du gouvernement Jospin en 2002 met fin à ce processus.
Dans les années 2000, le processus de Bologne porté par l’Union Européenne transforme le secteur de la formation en imposant l’approche par compétence et la continuité LMD (Licence Master Doctorat). Dans une logique liée au New Public Management, les formations se formalisent. Dans le secteur, cela donne notamment lieu à l’institutionnalisation d’une hiérarchisation et d’une division du travail entre assistant·es, technicien·nes, coordinateurices et directeurices. La loi française pour « la liberté de choisir son avenir professionnel » (sic) de 2018, qui crée le CPF, renforce encore cette restructuration.
La dépolitisation de l’animation est-elle une fatalité ?
L’ouvrage de Cyrille Bock nous donne à voir la façon dont l’animation, qui est une des héritières de l’éducation populaire, s’en est peu à peu éloignée au fil de sa professionnalisation. Le travail social et la « Culture » ont sans doute subit des trajectoires proches, même si différentes. L’ouvrage retrace la façon dont la puissance publique s’est attachée à restreindre les libertés associatives, utilisant son pouvoir de subventionner pour décourager plus ou moins explicitement les pratiques politiques que les associations sont en droit de mettre en œuvre, appauvrissant ainsi la vitalité démocratique de la société.
En refermant le livre, je me demande s’il aurait pu en être autrement. Et s’il peut en être autrement aujourd’hui. Comment agir pour que des structures professionnalisées puissent rester engagées pour l’émancipation et la transformation sociale ?
La sociohistoire que nous retrace Cyrille Bock résonne avec le grave recul des libertés associatives que nous subissons ces dernières années (voir Observatoire des libertés associatives). Cela doit nous encourager à tenir les deux bouts : à la fois revendiquer l’amélioration nécessaire des conditions de travail des travailleureuses du secteur de l’animation, et tenir bon sur le contenu nécessairement politique de cette activité. Car sur les deux plans la situation est plus qu’insatisfaisante : elle est franchement problématique. Les conditions de travail dans l’animation sont déplorables : précarité et bas salaires y sont la norme. Et s’il y a heureusement de nombreu·ses professionnel·les et militant·es pour refuser la normalisation de leurs pratiques et pour tenter d’exploiter les brèches, celles-ci sont de plus en plus réduites, entre précarité économique, contraintes légales (dont le Contrat d’Engagement Républicain mis en place dans le cadre de la loi dite « Séparatisme » en 2021 et dont la puissance publique se sert pour exercer un pouvoir arbitraire) et managérialisation des associations. L’injonction à mettre en œuvre le Service National Universel (SNU) main dans la main avec l’institution militaire devrait être une ligne rouge : trop souvent malheureusement elle ne l’est pas.
L’animation socio-culturelle est aujourd’hui très éloignée de l’éducation populaire. Si mon utopie va dans le sens d’une abolition du capitalisme, du salariat et de la séparation entre temps de travail et temps de loisir, dans la société telle qu’elle est il n’est pas inéluctable que le loisir soit dépolitisé. Beaucoup de collectifs et d’associations tâchent de mettre en œuvre des colonies autogérées, du football militant, des voyages solidaires ou des chorales et des fanfares de lutte. Si gagner sa vie est aujourd’hui une contrainte, il nous faut par ailleurs lutter contre la vassalisation des associations à un État de plus en plus autoritaire, et développer des alternatives. Ne pas se résigner, tâcher de refuser chaque fois que cela est possible les limites que l’on veut nous mettre (et féminiser ses textes, ce que les Presses universitaires de Rennes refusent semble-t-il…).