Femmes politiques

« Femmes politiques » : à propos d’une mobilisation pour l’émancipation et la transformation sociale

Le documentaire « Femmes politiques », réalisé par Daniel Bouy, nous donne à voir la mobilisation de femmes vivant à Stains pour organiser des États généraux de l’éducation et revendiquer une meilleure éducation pour leurs enfants et pour tous les enfants.

Profession Banlieue, centre ressource pour la Politique de la ville en Seine-Saint-Denis et coproducteurs du film, m’a demandé de participé à une projection de ce documentaire à Saint-Denis en octobre 2022, puis d’écrire un article pour accompagner la diffusion du film.

Je reproduis ci-dessous cet article que vous pouvez télécharger sur le site de Profession Banlieue, et vous encourage à voir le film « Femmes politiques » notamment via la plateforme Tenk ou sur Ciné Mutins. Et contactez le réalisateur pour organiser des projections-débats autour du film !


La boussole de l’éducation populaire

Le film de Daniel Bouy débute par l’affirmation des femmes que nous suivrons tout au long du film : « Nous ! ». Cette exclamation, comme souvent les actes qui revendiquent une dignité, m’a donné des frissons.

Parler en « nous », depuis ce que l’on est et où l’on est, c’est d’emblée questionner la société, sa composition, ses contradictions, ses inégalités, ses rapports sociaux. C’est s’affirmer et demander reconnaissance et respect. C’est, depuis sa position particulière, reconnaître l’altérité et revendiquer l’universel pour et par toutes et tous.

Pour ma part, j’ai regardé ce film et j’écris aujourd’hui ce texte depuis mes lunettes de femme blanche de 40 ans, ayant fait ce qu’on appelle de bonnes études et travaillant depuis vingt ans dans le secteur associatif à la croisée des secteurs de la culture, du social, de l’animation et du militantisme. Au-delà, je consacre humblement une part non-négligeable de mon temps et de mon énergie à tâcher d’oeuvrer pour transformer la société vers plus de justice, de libertés, d’égalité, et aussi de joie. J’habite dans un quartier populaire de Seine-Saint-Denis, pour des raisons économiques avant tout, mais aussi parce que j’ai vécu enfant dans ce type de quartiers et que je ne me sens pas capable d’assumer de faire sécession (et bien que je comprenne très bien les raisons des personnes qui font ce choix). Je suis cependant peu ancrée dans mon quartier et dans ma ville car j’ai régulièrement déménagé et que, n’ayant pas d’enfant moi-même, j’ai peu à faire avec les institutions et notamment l’Éducation nationale.

Dans mes analyses et mes pratiques, ma boussole est celle de l’éducation populaire. Mais qu’est-ce donc que l’« éducation populaire » ? Une expression qui, au mieux, veut tout et rien dire, et qui, au pire, est un repoussoir si on l’entend comme l’ambition d’éduquer le peuple. Il y a bien des mouvements d’éducation populaire, dans l’histoire et aujourd’hui, qui veulent éduquer le peuple [1] ; mais les pratiques dans lesquelles je me reconnais, issues du mouvement ouvrier, sont celles qui affirment que l’éducation populaire, ce n’est pas l’éducation du peuple, mais c’est notre éducation à nous-mêmes, en tant que peuple, pour construire notre émancipation et la possibilité d’une transformation sociale.

Les enjeux de l’émancipation

Ce qui nous amène à une autre notion, celle d’« émancipation » : un processus qui ne sera jamais achevé, et qui recouvre pour simplifier deux enjeux.

Se défaire de la culture dominante

D’une part, se défaire de la fatalité, de ce qu’on nous a présenté comme évident, normal : en deux mots, se défaire de la culture dominante et de son lot de normes et d’attendus. Développer ensemble notre capacité d’analyse et notre capacité critique, prendre conscience de la façon dont est structurée la société, comment elle fonctionne et comment ses mécanismes se reproduisent presque indépendamment de la volonté des individus (mais néanmoins très concrètement au bénéfice de certains et au détriment d’autres).

Reprendre prise

D’autre part, reprendre prise sur nos situations. Nous subissons en permanence le formatage issu de notre éducation et des rapports sociaux. L’éducation que nous avons reçue étant enfants, mais également les injonctions et rappels à l’ordre dits ou non-dits, symboliques ou très concrets, qui nous sont faits en tant qu’adultes, via les médias, la culture, les institutions, mais aussi l’ensemble de nos relations et interactions sociales. Cette éducation permanente, nous l’incorporons, nous ne la percevons généralement pas en tant que telle, et bien souvent nous la perpétuons même vis-à-vis des autres (enfants et adultes). Se défaire de ce formatage, c’est avant tout comprendre qu’il pourrait en être autrement, en prendre conscience. Mais cela va plus loin. Car par exemple, ce n’est pas parce qu’on sait qu’on a le droit de prendre la parole qu’on est en capacité de la prendre ; et encore moins de la demander et de la revendiquer quand elle nous est refusée. Le résultat de ce travail de désincorporation rejoint ce que les Nord-Américain·e·s nomment « empowerment » (que je traduis imparfaitement par « empuissantement »), et ce que les professionnel·le·s de l’intervention sociale appellent « développement du pouvoir d’agir » (que je considère être une volonté de développer l’« empowerment » des autres).

Ces deux aspects expliquent pourquoi l’éducation populaire n’a pas grand-chose à voir avec un simple enjeu de formation, un genre d’école parallèle à l’école. Il ne s’agit en effet pas tant de se former que de se déformer. Et cela ne peut se faire que collectivement, et au travers de l’action. Comme le dit Paulo Freire [2], un pédagogue brésilien : « Personne n’éduque personne, personne ne s’éduque seul, les gens s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde ».

Des démarches visant à la transformation sociale

C’est un tel processus d’éducation populaire qui est à l’oeuvre dans l’action du collectif de femmes que Daniel Bouy a suivi dans la préparation des 3e États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires, qui se sont déroulés à Stains en novembre 2019, et qui ont été organisés par un collectif de femmes de la ville. Un processus qui les a amenées à développer une compréhension fine de la situation dont elles subissent les effets, à identifier comment agir et quelles revendications porter. Un processus qui les a faites se sentir plus fortes, individuellement et collectivement, plus dignes, plus puissantes.

Les démarches « Voir – Juger – Agir »

En éducation populaire, on pratique des démarches dites de « Voir – Juger – Agir ». Tout le monde ne les nomme pas ainsi : cette dénomination vient de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), mouvement d’éducation populaire. Mais qu’on l’appelle « entraînement mental », démarche développée par le mouvement Peuple et culture pendant la Résistance, ou qu’on ne lui donne pas particulièrement de nom, c’est souvent cette démarche que l’on retrouve partout.

Cela semble simpliste, presque rien. Mais c’est en réalité une démarche puissante qui vise, collectivement, à mieux analyser les situations que l’on souhaite transformer, mieux définir nos moyens d’action, et davantage discuter et définir ce que sont nos valeurs et notre utopie. C’est donc une démarche éthique et politique dont l’objectif est de construire pas à pas et le plus largement possible notre émancipation et la transformation sociale. Et c’est de cette démarche dont témoigne le film « Femmes politiques ».

Voir par l’objectivation

On y suit en effet ces femmes dans la démarche qui les mène à prendre le temps d’élaborer leur réflexion, leurs analyses et leurs revendications à court, moyen et long terme. Elles ne se précipitent pas sur de fausses solutions ni de mauvaises cibles, comme celle d’accuser les enseignants et les professeurs. Elles cherchent les raisons et les pistes du côté de l’organisation de la société. Recherchant dans l’histoire, elles élaborent une « contre-histoire », celle des vaincu·e·s (l’histoire officielle est toujours écrite par les vainqueurs, et invisibilise ce qui a été ou aurait pu être). Par là, elles revendiquent leur dignité et celle de leur classe sociale, ainsi que la nécessité d’une transformation de la société.

Juger par la réflexion et la recherche

Au fil de cette démarche, elles vont nourrir leurs analyses de rencontres, de savoirs et d’expériences. Leur démarche vient avant tout de leur expérience : « Je sais de quoi je parle, je l’ai subi, et mes enfants le subissent encore », dit l’une des femmes. Elle est nourrie de la rencontre et des échanges avec d’autres personnes ayant des expériences proches, notamment les personnes rencontrées lors des 2e États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires qui se sont déroulés à Créteil.
Elles ont croisé [3] ces expériences avec des savoirs « savants », issus de recherches scientifiques, en rencontrant Choukri Ben Ayed, sociologue, Laurence De Cock, historienne et Christiane Vollaire, philosophe.

Car les démarches d’éducation populaire sont fondamentalement des démarches de recherche populaire : nul·le n’a la solution, et chercher ensemble est en soi une démarche émancipatrice, une démarche de reprise en main. Il n’est pas ici question que quiconque (universitaire, élu·e, professionnel·le ou autre) vienne « expliquer » ce qu’il faut penser de la situation, et ce qu’il faut faire et revendiquer : l’enjeu est de construire tout cela ensemble, et de se donner les moyens d’agir le plus « efficacement » possible.

Agir collectivement

Car il ne suffira pas de comprendre, de poser un diagnostic et de définir des revendications, aussi justes soient-elles. Il va falloir tâcher de se faire entendre et de peser dans le débat. C’est dans cette optique que les femmes du collectif se forment également sur des questions techniques, comme par exemple comment agir avec les médias.

Cette question de l’efficacité fait partie intégrante de la recherche collective à mener, car elle pose forcément une question éthique et politique : jusqu’où sommes-nous prêt·e·s à aller ? Quels outils sommes-nous prêt·e·s à utiliser ? Est-ce que la fin en vaut les moyens, ou est-ce que, tout en tâchant de se donner autant que possible les moyens d’arriver à nos fins, l’éthique reste la valeur supérieure, à laquelle sont subordonnés tous les choix concrets que nous avons à faire ? Ces questions, il faut se les poser collectivement et quasi en permanence, car les moyens utilisés déterminent sans doute les effets qui seront produits, mais déterminent également le fond même du combat qui est mené (« la fin est dans les moyens »).

Et il faudra enfin se lancer, car l’émancipation n’advient pas toute seule : c’est une libération qui nécessite de se mettre en danger. C’est là un paradoxe dans la société actuelle. La doxa libérale considère une émancipation individuelle : elle invite à « se prendre en main », « traverser la rue pour trouver du travail », sur le principe que « quand on veut on peut ». Mais cette injonction est mensongère : il est maintes fois prouvé que vouloir ne suffit pas, et qu’avoir du mérite non plus. Nous vivons dans une société inégalitaire dans laquelle d’une part tout le monde n’a pas les mêmes chances, et d’autre part même si c’était le cas (si les écoles, l’accès au soin etc. étaient égalitaires) tout le monde ne part pas sur la même ligne de départ du fait des inégalités pré-existantes. C’est pourquoi l’émancipation que nous considérons ici est forcément collective, et est inséparable d’une transformation de la société. Néanmoins, elle nécessite de se lancer, et c’est là le paradoxe, la pente sur laquelle il ne faut pas se laisser entraîner et culpabiliser : on ne peut pas s’émanciper tout·e seul·e dans une société inchangée.

Prendre la parole, c’est déjà un pas énorme qui contribue à nous faire reprendre prise. C’est ce que font les enfants lorsqu’ils parlent à la radio lors de la fête de la ville. C’est ce que font les femmes du collectif quand elles montent sur scène. Prendre la parole et agir nécessite de « Tuer les flics qu’on a dans la tête » [4] : c’est nécessaire, tout en étant très clair sur le fait que les barrières ne sont pas avant tout dans nos têtes, mais bien dans l’organisation de la société.

Nombreux sont celles et ceux qui souffrent d’un sentiment d’impuissance : un sentiment de ne pouvoir « ni fuir ni se battre » [5]. À celles et ceux-là, la conception libérale de l’émancipation dit « Cessez donc de vous lamenter, et prenez-vous en main ». Mais l’impuissance est un symptôme, une conséquence des situations de dominations subies. On peut certes tenter de lutter contre l’impuissance, mais ce n’est qu’en luttant contre leurs causes, c’est-à-dire les dominations, les injustices et les inégalités, qu’on pourra en venir à bout.

Un processus sans recette miracle

Or pour lutter et transformer la société, il n’y a pas de mode d’emploi ni de recette miracle. Il existe différentes stratégies. Aucune ne se suffit à elle-même, et bien que complémentaires il n’est pas rare qu’elles se contredisent.

Transformer de l’intérieur

On peut tout d’abord agir « dans le système », en utilisant les institutions telles qu’elles existent. C’est ce que font les femmes du collectif quand elles participent au conseil municipal ; c’est ce que fait la mairie quand elle fait un recours juridique et une conférence de presse. Il s’agit d’élargir des brèches, de faire reconnaître et de gagner des droits.

Rapports de force et alternatives

Mais quand on ne parvient pas à convaincre avec des arguments, il est souvent nécessaire de passer au rapport de force. On va alors utiliser notre nombre pour faire pression et forcer le pouvoir à nous écouter, à faire des compromis. D’autres stratégies peuvent encore exister [6]. Par exemple celle de s’opposer frontalement et totalement au pouvoir, sans même chercher à négocier, mais pour le faire tomber. Ou celle qui consiste à développer des alternatives en-dehors du « système », de ne pas attendre que l’État règle la situation, de la mettre en oeuvre directement.

La bataille de l’opinion publique

En parallèle, il faut mener la bataille des idées. D’abord construire nos idées, nos analyses et nos revendications : c’est le travail collectif d’éducation populaire dont il était question plus haut. Ensuite, on va tâcher de diffuser ces idées le plus largement possible : on est alors dans une bataille de l’opinion publique dans le cadre de laquelle on se bat contre des cabinets de communication experts en manipulation des opinions et des émotions. Sommes-nous prêt·e·s à utiliser les mêmes armes qu’eux ? Il est probablement nécessaire de comprendre comment fonctionne ce champ de la bataille de l’opinion publique (le marketing, la publicité, les médias…), mais il faudra probablement arbitrer entre éthique et « efficacité », et donc avoir régulièrement des cadres collectifs pour discuter des choix à faire.

Accompagner la participation et l’émancipation : la place des allié·es

Il y a des acteurs et actrices qu’on voit beaucoup dans le film et dont je n’ai pas encore parlé : ce sont les professionnel·le·s et élu·e·s qui ne sont pas directement concerné·e·s par la situation (en tout cas, ce n’est pas à ce titre qu’iels interviennent), mais qui se sentent concerné·e·s au point de consacrer beaucoup d’énergie à accompagner et soutenir le collectif de femmes. Alors que le film démarre sur l’affirmation « Nous ! », qui sont ces autres intervenant·e·s, et comment agissent-iels ?

Iels sont ce qu’on peut qualifier d’« allié·e·s ». Iels ont une place différente de celles qu’on appellera les « premières concernées » : iels ont davantage de pouvoir dans la société, mais n’ont pas pour autant de baguette magique pour la transformer selon leurs souhaits. Comment agir en tant qu’« allié·e·s » dans l’intérêt de personnes et de situations dont on se sent solidaires, mais vis-à-vis desquelles nous sommes néanmoins en extériorité ? Comment prendre sa place dans la lutte, prendre toute sa place, mais ne pas prendre toute la place ?

Le rôle des professionnel·les et des élu·es

Avant toute chose, il importe de ne jamais oublier qu’on ne peut pas émanciper autrui (perspective anti-émancipatrice au possible, en plus d’être inefficace). Ce qui amène un paradoxe : si on veut agir pour l’émancipation de toutes et tous, cela ne nécessite-t-il pas forcément d’agir pour l’émancipation des autres ? Comment faire alors ?

Attendre d’être reconnu par les autres

Un premier élément est de considérer qu’on ne peut pas s’autoproclamer « allié·e » : malgré toutes nos bonnes intentions, ce sont les personnes dont on se veut les allié·e·s qui nous reconnaîtront ou non comme tel·le·s. Humilité, donc, dans cette ambition d’aider, de soutenir, d’être aux côtés, d’accompagner.
Suite logique de cela : ce n’est pas aux allié·e·s de dire ce qu’il faut que les personnes fassent ou non. On peut avoir un avis et le dire, mais imposer sa vue serait un acte de domination (si on a le pouvoir de l’imposer en effet, or professionel·le·s et élu·e·s ont sans doute ce pouvoir), et dans tous les cas serait parfaitement anti-démocratique et anti-émancipateur (alors même que bien souvent c’est au titre de ces deux idéaux qu’on prétend agir). Agir en tant qu’allié·e nécessite donc d’accepter de se décentrer, d’écouter, d’observer, de comprendre que malgré notre bonne volonté on ne comprend rien, ou en tout cas pas tout.

Mettre ses moyens au service de l’émancipation

Ce qui n’empêche pas de proposer, notamment quand on a accès à des informations ou des financements. Quand Zouina Meddour, directrice de service à la ville de Stains et militante de longue date, propose en tant qu’allié·e à des femmes du Centre social Yamina Setti de Stains d’aller assister à Créteil aux États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires, cela aurait pu ne pas susciter d’intérêt.
Ainsi, les allié·e·s peuvent se mettre au service de la lutte qu’iels souhaitent soutenir : proposer des moyens (financiers, matériels, etc.), passer la parole (plutôt que de parler à leur place), mais toujours en acceptant que ces propositions soient ou non acceptées.
Lutter et s’émanciper sont des dynamiques qui demandent du temps et des moyens : comment les allié·e·s peuvent-iels aider les personnes directement concernées à dégager ce temps, quand leur situation sociale fait que bien souvent le quotidien prend toute la place ?

Les professionnel·les sont-iels prêt·es à se mettre en danger ?

La dynamique gouvernementale actuelle aggrave une tendance en place depuis plusieurs décennies : les libertés citoyennes et associatives se réduisent drastiquement. Quand on travaille dans une institution, comment peut-on soutenir les dynamiques autonomes, quitte à prendre parfois soi-même des risques ? Cette question de la prise de risque des professionnel·le·s est centrale : au-delà de vouloir aider, quels risques prenons-nous ? C’est sans doute là une réponse à la question « En tant que quoi luttons-nous ? ». Par le syndicalisme et/ou d’autres formes de mobilisations collectives, il y a un enjeu déterminant à ce que les professionnel·le·s résistent aux dynamiques à l’oeuvre actuellement, qui pèsent directement sur les citoyen·ne·s et la démocratie.

Très souvent, donc, être allié·e consiste à accepter de se faire dépasser, bousculer. C’est ce dont témoigne Zouina Meddour lors du débat qui a suivi la projection du film au cinéma L’écran de Saint-Denis, en octobre 2022. « En revenant des États généraux de l’éducation dans les quartiers populaires, les femmes qui avaient fait le voyage ont déclaré publiquement à la clôture de la rencontre que la prochaine édition aurait lieu à Stains ! La municipalité a immédiatement encouragé l’initiative. Cependant, dans une autre ville, il m’est arrivé de ne pas être soutenue par ma hiérarchie. J’accompagnais alors un groupe de jeunes qui avait lancé un travail d’analyse juridique des gardes à vue et d’auditions de victimes de bavures [7]. J’ai alors été convoquée, j’étais en désaccord avec les orientations politiques, j’ai choisi de quitter cette municipalité ».

Quels effets attendre des processus d’émancipation ?

L’émancipation est un chemin : un chemin sans fin, au bout duquel personne n’arrivera jamais, mais au fur et à mesure qu’on avance sur celui-ci, on ne revient jamais en arrière. Cette image du chemin vient résonner avec les mots du poète républicain espagnol Antonio Machado : « Il n’y a pas de chemin : le chemin se fait en marchant ». La préoccupation de l’émancipation, pour nous-même et pour toutes et tous, pose la question des moyens que l’on utilise, de la façon dont nous agissons : quoiqu’on fasse, est-ce que ce que nous faisons nous fait collectivement avancer sur le chemin de l’émancipation, et donc de la transformation sociale ? La question essentielle est « Qu’est-ce que ça construit ? ».

L’émancipation est un processus qui prend du temps, d’autant plus qu’il est nécessairement collectif. Au fil du chemin, des questions de fonctionnement vont nécessairement se poser : comment on discute, on élabore, on décide ? C’est la question des pratiques démocratiques (autre idéal jamais complètement atteint et qui demande une attention permanente), et elle transparaît dans le film quand le collectif doit faire des choix. Toute expérience collective est l’occasion de travailler notre pratique du pouvoir collectif, d’être ensemble dans une démarche de recherche concrète. On va tâtonner, expérimenter, tester des choses, faire le bilan, corriger, recommencer, etc. : c’est ainsi que chacun·e d’entre nous doit apprendre à fonctionner démocratiquement, car ce n’est pas ainsi que nous avons été éduqué·e·s.

Sur ce chemin sans fin, comment allons-nous tenir ? Nous allons tenir parce que nous avons la rage de lutter contre les injustices, les inégalités, les dominations. Nous allons tenir parce que nous avons le désir de construire notre dignité collective, et que celle-ci nous donne de la force et de la puissance. La séquence de fin, autour de la chanson « Résiste », et avec le lancer de bouquet (« Je me lève et je vous passe le flambeau ! ») a été pour moi un autre moment qui m’a émue et bouleversée. La démarche de ces femmes est incontestablement politique : elle vise à construire un monde plus juste, plus libre et plus solidaire. Bravo à elles. Et merci.


Notes

1. L’éducation populaire, un phénix toujours renaissant : de la Révolution française au mouvement MeToo, Paul Masson, Éditions du Petit pavé, 2022.

2. Pédagogie des opprimés, Paulo Freire, Éditions Agone, 2021 (parution initiale 1970).

3. ATD Quart Monde parle de « croisement des savoirs » à propos des démarches qui consistent à faire se rencontrer des savoirs scientifiques, des savoirs issus de l’expérience, et des savoirs professionnels.

4. Expression d’Augusto Boal, fondateur argentin du Théâtre de l’Opprimé.

5. Expression du médecin Henri Laborit, cité par Yann Le Bossé, spécialiste du développement du pouvoir d’agir.

6. Ces stratégies sont développées dans Organisons-nous ! Manuel critique, Adeline de Lépinay, Éditions Hors d’atteinte, 2019.

7. Le projet a néanmoins abouti à un film documentaire Garde à toi, garde à vue, mode d’emploi réalisé par La CATHODE en 2005.

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