Dans ce recueil de textes publié aux États-Unis en 1994, et en France en 2020 aux éditions Syllepse, bell hooks livre son engagement pour « l’éducation comme pratique de la liberté ». Se basant sur son expérience en tant qu’élève noire et en tant qu’universitaire, elle nous parle de sa pratique de façon concrète, fait référence à la pensée et la pratique de Paulo Freire qu’elle enrichit et complète en abordant la question du racisme mais aussi du sexisme (que refusait Paulo Freire), pour inviter les enseignant·es à oser prendre le risque d’une pédagogie de l’émancipation et à plonger dans le plaisir d’enseigner comme un acte de résistance.
Je vous propose ci-dessous quelques extraits de ces textes, extraits nécessairement sortis de leur contexte, dans le but de vous donner l’envie de lire ce livre passionnant.
Extraits
Quand nous avons fait nos débuts dans les écoles racistes, déségréguées et blanches, nous avons abandonné un monde où les enseignant·es étaient convaincu·es qu’éduquer les enfants noir·es correctement demanderait un engagement politique. Les cours que nous suivions étaient désormais donnés par des enseignant·es blanc·hes, et renforçaient les stéréotypes racistes. Pour nous autres enfants noir·es, l’éducation n’était plus la pratique de la liberté. En réalisant ceci, j’ai perdu mon amour de l’école.
On attendait de nous l’obéissance, et non une volonté zélée d’apprendre.
La différence entre une éducation comme pratique de la liberté et une éducation destinée seulement à renforcer un système de domination.
Le « système bancaire éducatif » basé sur l’hypothèse que mémoriser de l’information et la régurgiter revenait à gagner des connaissances qui pouvaient être stockées et réutilisées plus tard.
Le plaisir d’enseigner comme acte de résistance et un barrage à l’ennui écrasant, le désintérêt, et l’apathie.
Notre travail ne consiste pas simplement à partager de l’information, mais à participer à la croissance intellectuelle et spirituelle de nos étudiant·es.
Chaque salle de classe est différente, les stratégies devant constamment être modifiées, inventées, reconceptualisées pour traiter de chaque nouvelle expérience d’enseignement.
Une éducation libératrice, qui connecterait la volonté de savoir avec la volonté de devenir.
Une connaissance qui a du sens.
La connexion entre ce qu’iels apprennent et leur expérience de la vie en général.
La plupart des enseignant·es doivent s’entraîner à être vulnérables en classe, à être totalement présent·es en corps et en esprit.
Des gens qui disent être impliqués pour la liberté et la justice alors que leur façon de vivre, les valeurs et les manières d’être qu’iels institutionnalisent au quotidien, dans des rituels publics ou privés, aident à renforcer une culture de domination, aident à créer un monde moins libre.
Tout savoir est forgé dans l’histoire, et se déroule dans le champ des antagonismes sociaux.
D’aucun·es pensent que toustes ceusses qui soutiennent la diversité culturelle veulent remplacer une dictature du savoir par une autre, échanger une façon de penser pour une autre. C’est peut-être l’incompréhension la plus grave de la diversité culturelle.
Nous devons reconnaître que nos manières de travailler doivent changer.
Les styles d’enseignement reflétaient une norme de pensée et d’expérience particulière, dont nous étions poussé·es à croire qu’elle était universelle.
L’enseignement n’est pas politiquement neutre.
Un enseignant blanc dans un département de lettres qui enseigne seulement les œuvres de « grands hommes blancs » prend un décision politique.
Prendre en compte les crainte des enseignant·es auxquel·les on demande de changer de modèle.
Le manque de volonté d’inclure la conscience de race, de sexe et de classe sociale vient souvent de la peur que les cours deviennent incontrôlables, que les émotions et les passions ne puissent pas être contenues.
C’est l’absence de sens de sécurité qui provoque souvent des silences prolongés, ou l’absence d’implication des étudiant·es.
Faire de la classe un environnement démocratique où tout le monde ressent la responsabilité de contribuer est un objectif essentiel de la transformation pédagogique.
Il faut créer une « communauté » afin de créer un climat d’ouverture et de rigueur intellectuelle.
Un sentiment d’appartenance crée un sentiment d’engagement partagé et de bien commun qui nous lie.
Une façon de construire une communauté dans la classe est de reconnaître la valeur de chaque parole individuelle.
Enseigner de manière à transformer les consciences.
Il peut y avoir, et il y a en général, un certain niveau de souffrance qui accompagne l’abandon d’anciennes façons de penser, de savoir, avec l’apprentissage de nouvelles approches.
Les étudiant·es blanc·hes qui apprennent à penser de façon plus critique les questions de race et de racisme peuvent, par exemple, rentrer dans leurs familles pour les vacances et soudainement voir leurs parents sous un angle différent.
La construction d’une identité en résistance.
« Nous ne pouvons entrer en lutte comme objets afin de devenir, plus tard, des sujets. » (Paulo Freire)
La conscientisation n’est pas une fin en soi : elle est toujours liée à une praxis ayant du sens.
La nécessité de vérifier en pratique ce que nous savons en conscience.
Tant de mouvements politiques progressistes échouent à avoir un impact à long-terme aux États-Unis précisément par manque de compréhension de la « praxis ».
Je suis toujours stupéfaite quand des individus progressistes se comportent comme s’il était naïf de croire que nos vie doivent être des incarnations de nos positions politiques.
Affirmer mon droit, en tant que sujet en résistance, à définir ma réalité.
« Les enfants sont les meilleurs théoricien·nes, car ils n’ont pas encore été formés à accepter nos pratiques sociales routinières comme « naturelles », et tiennent donc à poser des questions sur ces pratiques qui sont de façon embarrassantes les plus générales et les plus fondamentales, les considérant avec une distance interrogatrice, oubliée depuis longtemps en tant qu’adultes. Puisqu’ils n’estiment pas encore nos pratiques sociales comme inévitables, ils ne voient pas pourquoi on ne pourrait pas faire autrement. » (Terry Eagleton)
La production de la théorie féministe est complexe, il s’agit d’une pratique moins souvent individuelle que nous le pensons, et elle émerge habituellement d’un engagement avec des sources collectives.
Le refus des intellectuelles féministes blanches de respecter et valoriser pleinement les analyses critiques et les propositions théoriques des femmes noires ou racisées.
L’un des nombreux usages de la théorie dans des espaces universitaires est la production d’une hiérarchie de caste intellectuelle, où le seul travail jugé réellement théorique est une production hautement abstraite, jargonneuse, difficile à lire, et plein de références obscures.
Créer un fossé entre théorie et pratique pour perpétuer un élitisme de classe.
Les femmes noires voient leurs efforts, que ce soit pour parler, rompre le silence et s’engager dans des débats politiques progressistes radicaux, contrecarrés sans relâche. Il y a un lien ente la réduction au silence dont nous faisons l’expérience, la censure, l’anti-intellectualisme dans des milieux majoritairement noirs a priori favorables (comme des espaces noirs non-mixtes), et la réduction au silence qui se déroule dans des institutions où les femmes noires et racisées s’entendent dire qu’elles ne peuvent être ni entendues ni écoutées, car leur travail n’est pas assez théorique.
Le mépris et le dédain pour la théorie sapent l’effort collectif contre l’oppression et l’exploitation.
Je suis reconnaissante à toustes les femmes et les hommes qui osent créer de la théorie depuis un siège de douleur et de lutte, qui exposent courageusement leurs blessures pour nous parler de leur expérience, pour enseigner et guider, pour tracer de nouveaux chemins théoriques.
« On nous vend le mensonge qu’il n’y a pas de douleur dans la guerre. » (Mari Matsuda)
Ils ne viennent pas en classe en annonçant : « Je pense être supérieur à mes camarades, car je suis un homme blanc et mes expériences sont bien plus importantes que celles de n’importe quel groupe. » Et pourtant leur comportement projette souvent cette façon de penser à l’identité, à l’essence, à la subjectivité.
Si l’expérience est déjà invoquée en classe comme une méthode de savoir coexistant de manière non hiérarchique avec d’autres moyens de savoir, on diminue déjà la possibilité qu’elle puisse être utilisée pour réduire au silence.
« Le féminisme doit être à la pointe de tout changement social réel s’il doit survivre en tant que mouvement dans n’importe quel pays. » (Audre Lorde)
Les femmes blanches protégeaient leur position et leurs pouvoirs sociaux fragiles au sein de la structure patriarcale en affirmant leur supériorité sur les femmes noires.
Tant que les relations sexuelles entre Noires et Blancs avaient lieu dans un contexte non-légal, dans un cadre de soumission, de contrainte et d’humiliation, la division entre le statut des Blanches comme « dames » et la représentation des Noires comme « putes » pouvait être maintenue. Ainsi, dans une certaine mesure, les privilèges de classe et de race des Blanches furent renforcés par le maintien d’un système où les Noires étaient l’objet d’assujettissement et d’agression sexuelle.
Dans le patriarcat suprémaciste blanc, la relation qui menaçait le plus de perturber, défier ou démanteler le pouvoir blanc et son ordre social concomitant était l’union légalisée entre un Blanc et une Noire.
Les stéréotypes renforcèrent la notion que les Noires étaient lubriques, immorales, sexuellement licencieuses et inintelligentes.
Il fut difficile pour les Blanches considérant la domestique noire comme « faisant partie de la famille » de comprendre que l’employée puisse avoir une perception complètement différente de la teneur de leur relation.
Des situations d’exploitation peuvent aussi être le lieu de formation de liens affectueux, même en présence de la domination (les féministes sont bien placées pour savoir ça, étant conscientes que de l’affection peut exister dans des relations hétérosexuelles où les hommes abusent les femmes).
Tant que les Blanches n’auront pas affronté leur peur et leur haine des Noires (et vice-versa), tant que nous ne reconnaîtrons pas l’histoire négative qui façonne et informe nos interactions contemporaines, il ne peut pas y avoir de dialogue honnête, significatif entre les deux groupes.
L’appel contemporain à la sororité, l’appel de la femme blanche radicale aux femmes noires, et à toutes les femmes racisées, à rejoindre le mouvement féministe, est vu par beaucoup de femmes noires comme étant une nouvelle fois l’expression du déni par la Blanche des réalités de la domination raciste, de leur complicité dans l’exploitation et l’oppression des Noir·es.
Avec l’augmentation de l’institutionnalisation et de la professionnalisation du travail se concentrant sur la construction d’une théorie féministe et de la dissémination de la connaissance féministe, les Blanches ont adopté des positions de pouvoir leur permettant de reproduire le paradigme servante-servie dans des contextes radicalement différents. Les Noires sont alors mises au service du désir féminin blanc d’en savoir plus sur la race et le racisme, de « maîtriser » le sujet.
Plutôt que d’avoir peur du conflit, nous devons trouver des moyens de l’utiliser comme catalyseur pour en renouveler la pensée, pour grandir.
Quand on parlait des « femmes », on universalisait l’expérience des Blanches qui représentait alors toutes les expériences des femmes et que, quand on parlait des « Noir·es », on utilisait l’expérience des hommes noirs comme point de référence.
Ces moments puissants où les limites sont franchies, où les différences sont confrontées, où les discussions ont lieu, et où la solidarité émerge.
Un aspect de la division de classe entre ce que nous faisons et ce que la majorité des gens dans cette société font (service, travail, labeur) est qu’iels bougent leur corps.
La reconnaissance que nous sommes des corps dans la salle de classe a été importante pour moi, particulièrement dans mes efforts pour ébranler l’image de l’enseignant·e comme n’étant qu’un esprit omnipotent et omniscient.
Offrir qqch de soi à ses étudiant·es. L’effacement du corps nous encourage à penser que nous écoutons des faits neutres et objectifs, des faits qui ne sont pas particuliers à la personne qui partage l’information. On nous invite à transmettre des informations comme si elles ne venaient pas de notre corps.
Il nous faut nous réincarner afin de déconstruire la manière dont le pouvoir a été traditionnellement orchestré en classe, niant la subjectivité de certains groupes et l’accordant aux autres. En reconnaissant la subjectivité et les limites de l’identité, nous perturbons l’objectivation tellement nécessaire à la culture de la domination.
Il est fascinant de voir comment un effacement du corps se connecte à un effacement des différences de classe et, plus important, à un effacement du rôle du contexte de l’Université comme lieu de reproduction d’une classe privilégiée avec ses valeurs et son élitisme.
Je connais tellement d’enseignant·es progressistes dans leurs politiques, désireux·ses de changer leur programme, mais qui dans les faits se sont absolument opposé·es à tout changement de nature de leur pratique pédagogique.
Même ceusses d’entre nous qui expérimentent des pratiques pédagogiques progressistes ont peur du changement.
Beaucoup d’étudiant·es confondent un manque de formalité traditionnelle identifiable avec un manque de sérieux.
Quand nous essayons de transformer le cours pour y instaurer le sens de responsabilité mutuelle dans l’apprentissage, les jeunes ont peur que nous ne soyons plus le capitaine travaillant avec elleux, mais simplement un autre membre de l’équipe – et un membre peu fiable en plus.
Je pense que la peur de perdre le respect des étudiant·es a découragé bien des enseignant·es d’essayer de nouvelles pratiques d’enseignement.
À quel point est enracinée la perception étudiante que les enseignant·es peuvent et doivent être des dictateur·ices.
C’est vraiment important d’insister sur les habitudes. C’est si difficile de changer les structures existantes quand l’habitude de la répression est la norme. L’éducation comme pratique de la liberté ne concerne pas juste la connaissance libératrice, mais la pratique libératrice en cours. Tant d’entre nous ont critiqué les intellectuels blancs qui avancent la pédagogie critique, mais qui n’altèrent pas leurs pratiques d’enseignement, qui parlent de race, de classe, de privilège de genre sans interroger leur propre conduite.
Toustes en cours sont aptes à agir de manière responsable. Cela doit être le point de départ – nous sommes capables d’agir de manière responsable, pour créer un environnement d’apprentissage. Trop souvent nous avons été formé·es, en tant qu’enseignant·es, à supposer que les étudiant·es sont incapables d’agir avec responsabilité et que si nous n’exerçons aucun contrôle sur elleux, ce sera la pagaille.
La supposition implicite est que pour être vraiment intellectuel·le, nous devons nous couper de nos émotions.
Si les enseignant·es sont des individus blessés, abîmés, des gens qui ne sont pas réalisés, alors iels vont chercher asile à l’Université plutôt que d’essayer d’en faire un lieu de défis, d’échange dialectique, et de développement.
Les valeurs bourgeoises créent en classe une barrière, qui bloquent la possibilité d’affrontement et de conflit, maintenant les désaccords à distance.
Quand l’obsession du maintien de l’ordre est couplé avec la peur de « perdre la face », de ne pas avoir une bonne image auprès des enseignant·es et des pair·es, toute possibilité de dialogue constructif est sapée.
Ce processus n’est que l’une des manières dont les valeurs bourgeoises surdéterminent les comportements sociaux en cours, et ébranlent l’échange démocratique d’idées.
Un des principes centraux de la pédagogie critique féministe fut une insistance à écarter la division esprit/corps. C’est l’une des convictions latentes ayant fait des études féministes un lieu de subversion dans l’Université.
Eros est une force qui aide notre effort à s’autoréaliser.
« Quand on limite l' »érotique » à son sens sexuel, nous trahissons notre aliénation du reste de la nature. Nous confessons que nous sommes motivé·es par rien qui ne ressemble aux forces qui poussent les oiseaux à migrer et les pissenlits à fleurir. De plus, nous impliquons que l’accomplissement ou le potentiel qui nous cherchons à atteindre est sexuel – la connexion romantique-génitale entre deux personnes. » (Sam Keen)
La manière dont une éducation à la conscience critique peut fondamentalement changer notre perception de la réalité et de nos actions.
Sans une aptitude à réfléchir de manière critique à soi et à sa vie, aucun·e d’entre nous n’aurait la capacité à avancer, à changer, à grandir. Dans notre société, si fondamentalement anti-intellectuelle, la pensée critique n’est pas encouragée.
La pédagogie engagée est le seul type d’enseignement qui génère de l’excitation en cours, qui permet aux jeunes et aux enseignant·es de ressentir la joie d’apprendre.