La société ingouvernable

La société ingouvernable – Une généalogie du libéralisme autoritaire – Grégoire Chamayou

L’ouvrage « La société ingouvernable – Une généalogie du libéralisme autoritaire » de Grégoire Chamayou (éditions La Fabrique, 2018) est frappant car il nous démontre sans ambiguïtés les stratégies des capitalistes pour préserver et développer leurs intérêts.

La gauche est volontiers romantique. Son idéal de justice et de cohésion sociale la met face à une contradiction forte quand il s’agit de rentrer dans une logique de rapport de force (pour forcer autrui) et de stratégies offensives (visant à faire chuter l’ennemi). La gauche autoritaire quant à elle n’a pas ces scrupules pour rester à l’avant-garde (y compris vis-à-vis de ses camarades) tant que c’est pour la Cause, mais ce faisant elle dépouille celle-ci de son essence même… Quoiqu’il en soit, l’ouvrage de Grégoire Chamayou est de ceux qui invitent à prendre très au sérieux la question de la stratégie.

Lorsque j’ai effectué ma recherche aux États-Unis pour tenter de mieux comprendre la logique du community organizing (méthode de lutte étatsunienne que j’ai pratiquée pendant 2 ans, et que je présente et croise avec les logiques d’éducation populaire, qui sont ma tradition d’origine, dans l’ouvrage « Organisons-nous ! Manuel critique », Hors d’atteinte, 2019), j’ai été frappée de voir à quel point « Romantique » est la pire insulte qu’un·e organizer puisse vous adresser. C’est que, notamment aux États-Unis, le capitalisme et le libéralisme font preuve de stratégies à glacer le sang. En réponse, les organisations militantes étatsuniennes tâchent de faire de même (ce qui les mène parfois à des victoires précieuses, et parfois à de toutes petites victoires réformistes sous prétexte de « pragmatisme »).
Je me souviens de cet organizer qui, face à l’enthousiasme lié à l’énorme mobilisation de la Women’s March du 21 janvier 2017, me disait « OK, but, what’s next? », et pointait que cette marche ne changeait absolument rien à la situation concrète et au rapport de force : il s’agissait juste de se réchauffer et de se faire plaisir, s’il n’y avait pas de stratégie concrète derrière pour faire pression et obtenir des victoires.
Eh bien, ce que Grégoire Chamayou dévoile avec brio et clarté dans son ouvrage, ce sont les stratégies du camp capitaliste pour préserver ses intérêts et développer ses profits, face aux contestations et possibles contestations qui auraient pu le fragiliser depuis les années 1970.

Depuis mon retour des États-Unis, j’accompagne des associations, collectifs et syndicats qui le souhaitent dans leurs réflexions sur leurs stratégies. Ce n’est pas que je sois moi-même une stratège d’exception (comme beaucoup de gens, je serais plutôt à ce propos du genre « faites ce que je dis, pas ce que je fais »), mais c’est que cela me semble intéressant, au moins à titre d’exercice, de réfléchir aussi froidement que nos adversaires. Les grilles de lecture stratégiques que je propose à mes interlocuteurices les déstabilisent souvent. Pourtant celles-ci restent bien en-deça de ce que nous devrions faire si nous nous mettions sur la même longueur d’onde que nos ennemis. Sauf que je ne sais pas s’il faut vraiment que nous le fassions, car alors qu’est-ce qui nous différencierait d’elleux ? Mais si on ne le fait pas, va-t-on continuer longtemps à perdre… ?

À ce titre, la conclusion stratégique à laquelle arrive Grégoire Chamayou parle à mon cœur : ce qui fait le plus peur au capitalisme dans sa version néolibérale et autoritaire, ce n’est pas l’État-providence keynésien, mais l’autogestion. Et pour le combattre, c’est donc cette piste qu’il nous faut suivre à nouveau et construire pour de bon : celle de l’autogestion, pour dépasser à la fois le capitalisme et l’État centralisé, pour remplacer la compétition par la coopération et l’autonomie collective et fédérée.

Bref, je vous invite fortement à lire cet ouvrage.
Je relaie ci-dessous une vidéo « fiche de lecture » réalisée par le YouTubeur Arold, et je reproduis quelques courts extraits (nécessairement sortis de leur contexte) qui m’ont particulièrement marquée.


Fiche de lecture vidéo de Arold : « Chamayou et le néolibéralisme : les techniques de contrôle »


Un monde de contestataires

P123 – Extraits :

Au fil des nombreuses campagnes qu’ils ont menées, Pagan et consorts ont élaboré une typologie des activistes. Ce schéma simpliste leur permettait, à chaque nouvelle confrontation, de ranger les adversaires dans de petites cases psycho-tactique stéréotypées. (…)
Qui sont ces groupes ? Si vous voulez les vaincre, il faut les connaître. Or ce n’est pas compliqué, ils se répartissent – invariablement – en quatre grandes catégories :

1° Les radicaux. Eux « veulent changer le système », ils « ont des mobiles socio-économiques ou politiques sous-jacents », sont hostiles à l’entreprise en elle-même, et « peuvent se montrer extrémistes et violents ». Avec eux, rien à faire.
2° Les opportunistes. Ceux-là recherchent « de la visibilité, du pouvoir, des troupes, voire, dans certains cas, un emploi ». « La clé pour traiter avec les opportunistes est de leur fournir au moins l’apparence d’une victoire partielle. »
3° Les idéalistes. Ces gens-là « sont, d’ordinaires, naïfs […], altruistes […]. Ils suivent des principes éthiques et moraux ». Le problème avec eux, c’est qu’ils sont sincères, et, de ce fait très crédibles. Sauf qu’ils sont aussi très crédules : « Si on peut leur démontrer que leur opposition à une industrie ou à ses produits entraîne un dommage pour d’autres et n’est pas éthiquement justifiable, alors ils seront obligés de changer de position. »
4° Les réalistes. Eux, c’est du pain bénit : « Ils peuvent assumer des compromis ; ils veulent travailler au sein du système ; un changement radical ne les intéresse pas ; ils sont pragmatiques. »

Face à la contestation, la marche à suivre est toujours la même : […] coopérer avec les réalistes, dialoguer avec les idéalistes pour les convertir en réalistes, isoler les radicaux et avaler les opportunistes.


Responsabiliser

Le chapitre 21, « Responsabiliser », est d’une clarté confondante sur la stratégie qui consiste, sur les questions écologiques, à responsabiliser les individus sur leurs gestes quotidiens. Ceci dans le but de convaincre de la « futilité de l’intervention publique, [et de la] toute-puissance de la responsabilisation individuelle ». Avec l’exemple du remplacement du système de verre consigné par le recyclage des emballages à usage unique, Grégoire Chamayou démontre le « procédé de responsabilisation qui est […] devenu, dans de nombreux domaines, l’une des principales tactiques du « néolibéralisme éthique » contemporain. Sa fonction première est l’évitement de la régulation. Gouverner les conduites par l’activation des bonnes volontés, par la stimulation d’une participation volontaire plutôt que par la contrainte juridique. […] Un art de gouverner autrui en le faisant se manager lui-même. Un art du gouvernement des autres, fondé sur l’activation, en eux, d’une faculté réfléchie de direction de soi-même – une autonomie dans l’hétéronomie. » S’efforcer « de canaliser de puissantes aspirations à changer les choses ici et maintenant, y compris au ras des pratiques de la vie quotidienne, mais en les piégeant dans des formes d’actions inoffensives. La promotion corporate du recyclage fut une tactique de ce genre : circonvenir les oppositions potentielles en maintenant les gens dans un état d’affairement apolitique. Cet étrange néolibéralisme éthique oppose, à l’action politique réputée vaine, le cumul de micro-actes solitaires. »


L’État ingouvernable

P.250 – Extraits :

Les partisans de la « bataille des idées » commettent une erreur fondamentale de méthode, qui tient à leur conception erronée des rapports entre théorie et pratique. Postulant qu’une fois les cerveaux conquis, les conduites suivront, ils considèrent la victoire idéologique comme étant un préalable à la réforme, et en cela, ils se trompent lourdement. […] Schéma à la fois idéaliste et étapiste. […] Illusion typique des intellectuels, eux qui, de par leur position sociale, tendent à attribuer aux « idées », et en sous-main à eux-mêmes qui sont réputés en être les instigateurs, un rôle premier.

Ces intellectuels se conçoivent moins comme des tribuns ou des propagandistes que comme des « ingénieurs politiques » qui « construisent des machines qui marchent ». La tâche n’est pas tant de convaincre les gens que de trouver les moyens techniques de « modifier les choix que font les gens, en altérant les circonstances de ces choix ». Que les conditions de la pratique changent, et le reste suivra.

« La privatisation est un projet de ré-ordonnancement fondamental des revendications dans une société. » Tandis que l’usager insatisfait se tournait vers la puissance publique et lui demandait bruyamment des comptes, le client mécontent se borne à changer de crèmerie.

Tandis que l’empowerment militant visait l’intensification d’une puissance d’agir collective et politique, l’empowerment néolibéral vise au contraire à y substituer une agentivité de consommateurs individuels, « responsabilisés » sur fond de privatisation et de mise en concurrence des prestataires. Leur donner le choix, mais pour qu’ils cessent de donner de la voix. Empowerment de marché contre empowerment politique.


Conclusion

Extraits :

Un libéralisme autoritaire est un autoritarisme socialement asymétrique. Tout dépend à qui il a affaire : fort avec les faibles, faible avec les forts.
À une limitation du périmètre de la décision politique par l’interdit économique (son versant libéral), s’associe une restriction des moyens de pression subalternes sur la prise de décision politique (son versant proprement autoritaire).

On a beaucoup dit que libéralisme autoritaire était un oxymore, ce serait plutôt un pléonasme.

Il s’accommode très bien du pouvoir d’État, y compris sous des formes autoritaires, tant que cet État demeure libéral au plan économique.

Crainte de la régulation, de ses coûts pour le capital, de ses empiètements sur les prérogatives managériales.
Horreur des mouvements sociaux, de la « démocratie-mouvement » et de ses exigences, à juste titre perçues comme tendanciellement antinomiques avec l’organisation capitaliste de la production et le primat de la valeur qui la fonde.

La grande réaction qui s’est préparée dans les années 1970 ne fut pas tant conçue comme une alternative à l’État-providence que comme une alternative à la contestation de celui-ci. Ce fut une alternative à l’alternative. Sans doute aurait-on là une bonne indication, pour savoir d’où repartir aujourd’hui : contre le libéralisme autoritaire, rouvrir le chantier de l’autogestion.

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