Dans son ouvrage « Lutter ensemble – Pour de nouvelles complicités politiques » (novembre 2018, éditions Cambourakis, collection Sorcières), Juliette Rousseau défend la nécessité de regarder en face ce qui nous sépare, les dominations qui traversent nos collectifs et nos mouvements, afin de pouvoir (mieux) s’en défaire et lutter ensemble. Aujourd’hui encore, il est difficile d’aborder ces questions, de questionner les façons dominantes de penser et de faire.
Il ne s’agit pas de mettre toute notre énergie sur la « déconstruction » individuelle, comme préalable à toute action politique, mais de prendre conscience que refuser celle-ci dessert nos luttes, notre émancipation et la transformation sociale. Les rapports oppressifs ne seront pas abolis au lendemain du grand-soir, quand le capitalisme aura été abattu : les combattre ici et aujourd’hui est un moyen d’une part de développer notre capacité collective à lutter ensemble, et est d’autre part une lutte directe contre ce qu’il nous faut abattre et dont les différentes composantes se tiennent les unes les autres.
Je reproduis ci-dessous deux extraits de l’ouvrage de Juliette Rousseau, deux outils qui peuvent servir de base pour s’interroger sur les pratiques que l’on souhaite avoir, sur les règles qu’on souhaite collectivement instituer dans son collectif :
- Les « règles pour un espace plus safe » utilisées par le collectif Sisters Uncut (Royaume-Uni)
- Les « principes de Jemez pour une organisation démocratique »
Ces deux textes sont issus d’un ouvrage de 500 pages : s’ils vous posent question, si vous sentez que vous avez besoin de plus de contexte, si vous avez envie d’aller plus loin dans ces réflexions, je vous invite à lire le bouquin !
Sur ce thème, voir aussi la page Transformation sociale & construction de « safer spaces » et de « brave spaces »
Règles pour un espace plus safe
(Sisters Uncut – Royaume-Uni)
Source : https://www.sistersuncut.org/saferspaces, consulté par l’autrice le 23 avril 2018
« À Sisters Uncut, nous voulons créer un espace respectueux, fait d’empathie et de bienveillance, où les personnes se sentent suffisamment à l’aise pour exprimer leurs opitions et poser des questions sans peur des représailles ou de l’humiliation. Ce document est un guide, il devrait changer à mesure que nous expérimentons et évoluons. Il dit ce que tu peux attendre de Sisters Uncut, et ce à quoi tu t’engages lorsque tu prends part à la communauté des Sisters.
Nous avons un haut niveau d’exigence quant à la façon dont nous nous comportons les unes vis-à-vis des autres au cours de nos réunions, de nos actions ou de nos temps de sociabilité. Nous ne voulons pas attendre que certaines soient blessées pour réagir mais être proactives et remettre en cause l’oppression et la hiérarchie dans tout ce que nous faisons.
Nos réunions se veulent inclusives et en soutien de toutes les femmes (trans, intersexes et cis) et de toutes les personnes non-binaires, agenre et aux identités de genre variantes. L’autodéfinition appartient à chacun-e et est à sa discrétion. Nous ne pratiquons pas de police du genre dans nos espaces. Si tu es ici, c’est que tu te sens incluse dans notre politique de mixité choisie, tu es donc la bienvenue. Nos réunions et nos espaces ne sont pas ouverts aux personnes qui s’identifient seulement ou avant tout comme des hommes. Si tut as des questions concernant notre politique de non-mixité, n’hésite pas à les poser.
Sisters Uncut est un groupe divers et certaines d’entre nous expérimentent de multiples formes d’oppression et de violence en même temps, telles que : le racisme, le validisme, la pauvreté, la transphobie, la transmysoginie, l’homophobie, l’islamophobie et l’antisémitisme, parmi d’autres. Ces oppressions ne sont pas distinctes les unes des autres, ce qui peut générer de la frustration, de l’épuisement et de la douleur.
Nous voulons créer une communauté qui reconnaît et remet en cause l’oppression et l’exploitation dont certaines d’entre nous souffrent et dont certaines bénéficient.
Certaines personnes sont des survivantes de violences domestiques, sexuelles ou de violences de la part de l’État. Notre façon de nous organiser et notre communauté ont vocation à placer ces personnes au centre. Nous réagissons différemment aux expériences violentes, aussi, en réunion ou durant nos actions, prends soin de toi de la façon qui te semble la plus appropriée pour toi.
1. Consentement
Avant de toucher une personne ou d’aborder un sujet sensible, demande-lui si elle est d’accord avec ça. Ne suppose pas que tes limites physiques ou émotionnelles sont les mêmes que celles des autres.
2. Sois consciente de tes privilèges
Y compris des hiérarchies moins évidentes ou visibles. Pense à la façon dont tes mots, tes opinions et tes sentiments sont influencés et qui ils peuvent exclure ou blesser.
3. Call out
Si tu as agi ou parlé d’une façon blessante, même si ça n’était pas intentionnel, quelqu’un va t’en parler. Si cela arrive, écoute et réfléchis à ce que cette / ces personnes te dit / disent, même si tu pense que cette / ces personnes se trompe/nt peut-être. N’essaie pas de fuir tes responsabilités.
4. Apprendre
Si tu ne comprends pas quelque chose, dis-le. On t’indiquera peut-être un livre, un site INternet ou un atelier pour en apprendre plus. Nous sommes responsables de nos propres apprentissages et, si nous nous en sentons capables, nous avons aussi la responsabilité de partager nos savoirs et nos compétences.
5. Travail
Contribue comme tu le peux ; ce sera différent pour chacune et ça n’est pas un problème. Ça n’est pas non plus un problème de faire des erreurs. Merci de te montrer reconnaissante pour le travail des autres et de formuler tes critiques de façon réfléchie.
6. Sociabilité
Comme d’autres groupes, nous nouons aussi des liens en-dehors des réunions ou des actions. Nous nous engageons à respecter ces règles pour un espace plus safe où que nous soyons ensemble, ce qui veut dire s’assurer que TOUS les espaces sont accessibles pour les personnes non-valides, et nous organisons des temps de sociabilité sans alcool. Tu n’es pas obligée de participer à ces temps de sociabilité, cela ne devrait pas te faire te sentir moins incluse.
7. Sécurité
Merci de ne pas divulguer les noms des personnes impliquées dans les actions, ni d’informations pouvant servir à les identifier. Ceci afin de s’assurer que les journalistes, la police ou d’autres inconnu-es n’aient pas en leur possession des informations qui pourraient mettre des sisters en danger.
8. Accountability
Quand une (ou plusieurs) sister(s) a/ont été blessées, nous nous référons aux principes de justice transformatrice pur nous engager à prendre nos responsabilités, et trouver les façons de gérer, d’apprendre et d’avancer ensemble. Tu peux t’adresser à n’importe laquelle d’entre nous si tu cherches des informations ou du soutien pour agir sur un problème que tu as observé ou dont tu es victime. Notre boîte à outils sur l’accountability est une bonne base pour comprendre comment fonctionnent la justice transformatrice et l’accountability dans Sisters Uncut.
Lorsque nous nous retrouvons pour nous organiser de cette façon radicale et agissante, nous sommes déjà en train de créer le changement que nous voulons voir advenir dans le monde.
Les principes de Jemez pour une organisation démocratique
Introduction par l’autrice
Les accords de Jemez sont ce « petit bout de papier » qui permet d’entamer un travail pour « égaliser le terrain de jeu ». Quoiqu’à eux seuls ils ne résolvent rien, ils permettent de poser un préalable précieux : nommant la domination, ils détaillent clairement les moyens de la défaire, imposant de s’engager à tenter de les suivre. ils sont aussi une forme de contractualisation du partenariat dans la lutte : puisque l’oppression est invisible pour quiconque en bénéficie et que, depuis qu’elle existe, les groupes dominants la reproduisent, parfois même en prétendant la combattre, alors il n’est possible de se fier ni à la bonne volonté, ni aux vœux, souvent pieux, qui peuvent être formulés de prime abord, quand il s’agit de séduire pour composer le tableau de lutte le plus divers possible. Inviter à la table, inviter à rejoindre la dynamique, c’est peut-être dire « nous vous avons reconnu·es », mais ça n’est nullement dire « nous vous avons reconnue·es comme des partenaires égaux », et encore moins « nous reconnaissons la domination qui joue entre nous, et votre plus grande légitimité à intervenir sur les sujets que nous abordons ». Et, bien-sûr, au-delà des habitudes forgées dans l’oppression, du business as usual et de la capacité des dominant·es à faire fi de leur position spécifique, il se trouve également des enjeux matériels ou symboliques concrets : la représentation dans les médias, la visibilité auprès du personnel politique, l’accès aux ressources financières des bailleurs de fonds. Autrement dit, prendre véritablement acte des rapports de domination à l’œuvre, c’est inévitablement en venir à remettre en question cet accès privilégié aux ressources. Or, manifestement, dans le cas de la marche de New-York, si certaines organisations ont fait un travail sincère de questionnement et de reformulation de leurs pratiques, cette inégale redistribution des ressources est tout de même sortie renforcée de toute l’opération, le débat initial de CJA restant alors entier : faut-il risquer de participer au renforcement des structures dominantes, en espérant gagner de la visibilité et amorcer un changement de long-terme, ou bien toute tentative est-elle perdue d’avance ?
« Les luttes de long-terme requièrent des allié·es de long-terme », m’explique Cindy lorsque nous abordons la marche de New-York et l’usage des accord de Jemez. Si la lutte est longue, les allié·es sur lesquel·les elle peut en partie s’appuyer sont tout aussi longues à se forger. Mais iels n’apparaissent pas par miracle, ou prise de conscience des dominant·es, il faut « les forcer ». C’est-à-dire qu’au départ, encore une fois, il y a toujours un rapport de force. Il peut apparaître parce qu’il y a une organisation collective entre opprimé·es (GGJA) et qu’elle se dote d’outils clairs (les accords de Jemez). Dans ce cas, les accords sont le point de départ et la référence, à ce titre ils ne sont effectivement qu’une base : reste, ensuite, tout un travail de longue haleine, qui est avant tout un travail humain, pour se servir de cette base et modeler d’autres rapports de lutte. De l’écriture de ces accords, il y a vingt ans, à leur utilisation plus ou moins réussie dans le cadre de la marche de New-York et de ses suites, se trouve la meilleure illustration de ce qu’avance Cindy : il s’agit bien d’un travail de long-terme, et avant que ne puissent apparaître des relations de confiance libres de toute forme de contractualisation, la route est longue.
Les principes de Jemez pour une organisation démocratique
Source : https://www.ejnet.org/ej/jemez.pdf, consulté par l’autrice le 5 mai 2018
Des militants se retrouvent sur la mondialisation
Du 6 au 8 décembre 1996, quarante représentant·es d’organisations militantes, des personnes de couleur et blanches, se sont retrouvées à Jemez, au Nouveau-Mexique, pour une rencontre sur la globalisation et le commerce. Cette rencontre était accueillie par le Southwest Network for Environmental and Economic Justice avec l’intention de s’entendre sur une lecture commune entre participant·es de cultures, de tendances politiques et d’organisations différentes. Les « principes de Jemez », qui suivent, sont le fruit de cette réunion.
1. Être inclusifs·ves
Si nous souhaitons créer des sociétés plus justes, qui incluent toutes les personnes dans les processus de décision et que tou·tes partagions à parts égales les richesses et le travail dans ce monde, alors nous devons travailler de façon à construire cette inclusivité dans notre propre mouvement et ainsi développer des politiques et institutions alternatives à celles du néolibéralisme.
Cela requiert plus que des politiques de forme ou des changements fictifs, cela n’arrivera pas sans une réelle diversité autour de la table de décision, dans les équipes et dans la coordination. Il est possible que cela retarde l’accomplissement d’autres buts importants, cela requerra d’importantes discussions, un travail difficile, de la patience, et la capacité à se projeter sur le long terme. Il se peut que cela induise aussi du conflit, mais avec ce conflit nous avons l’opportunité d’apprendre à mieux travailler ensemble. L’enjeu est de construire des dynamiques alternatives, de renforcer notre capacité à faire mouvement, et cela sans avoir à faire de compromis pour être accepté·es dans le club antimondialisation ».
2. Mettre l’accent sur l’organisation par le bas
Pour réussi, nous devons intégrer de nouveaux et de nouvelles membres, à tous les niveaux de responsabilité des organisations qui sont déjà membres de nos réseaux. Nous devons alimenter et renforcer sans cesse cette base de membres dont dépendent notre crédibilité, nos stratégies, le développement de nos mobilisations et l’énergie pour accomplir le travail que nous devons faire quotidiennement.
3. Laisser parler les gens pour elles et eux-mêmes
Nous devons garantir que les voix des personnes directement concernées soient entendues. Les communautés concernées doivent pouvoir nommer leurs propres porte-paroles et choisir qui prendra des responsabilités en leur nom. Il est également important que les organisations soient claires à propos du rôle qu’elles jouent, de qui elles représentent, et qu’elles soient en mesure de rendre des comptes à l’intérieur de nos structures chaque fois que nécessaire.
4. Travailler ensemble dans la solidarité et la réciprocité
Les groupes qui travaillent sur des problématiques similaires et avec des visions compatibles devraient agir consciemment en solidarité, avec réciprocité et en soutenant leurs efforts respectifs. Sur le long terme, une étape plus significative encore sera d’intégrer les valeurs et les objectifs d’autres organisations dans votre propre travail, de façon à construire des relations solides. Par exemple, sur le long terme, il est plus intéressant que les syndicats et les projets de développement communautaires incluent les enjeux environnementaux dans leurs propres stratégies plutôt que de simplement soutenir les efforts des organisations environnementales. Donc, la communication, le partage des stratégies et des ressources est crucial pour nous aider à entrevoir nos connexions et construire sur cette base.
5. Construire des relations justes entre nous
Nous devons nous traiter justement et avec respect, tant au niveau individuel qu’organisationnel, dans ce pays et au-delà des frontières. Définir et développer des « relations justes » ne se fera pas en une journée. Cela devra inclure la transparence autour des processus de décision, le partage des stratégies et la distribution des ressources. Il y a clairement beaucoup de compétences nécessaires pour parvenir à nos fins et nous devons rendre possible que celles et ceux qui ont différentes compétences puissent travailler ensemble et se rendre des comptes les un·es aux autres.
6. S’engager à changer
Dans le changement de société que nous recherchons, nous devons changer nous-mêmes pour passer d’un fonctionnement individualiste à un fonctionnement centré sur nos communautés. Nous devons incarner nos discours dans nos actes. Nous devons être les valeurs que nous prétendons porter, nous devons être la justice, la paix, la communauté.