Empowerment et féminisme noir

Empowerment et féminisme noir – Joice Berth

Je conseille la lecture de cet excellent ouvrage de Joice Berth, traduit du brésilien et publié en 2019 par les éditions Anacona. Je vous en donne ici quelques extraits afin de vous mettre l’eau à la bouche…

Ci-dessous la version longue d’un article publié en novembre 2020.

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Dans son ouvrage[1], la brésilienne Joice Berth revient sur le  concept d’ « empowerment » qui a été peu à peu « vidé de son sens original et a perdu son pouvoir transformateur pour devenir une pratique individualiste, carriériste, récupérée par le néolibéralisme ». Et si l’enjeu était de nous réapproprier ce concept dans son ambition de transformation sociale, au travers des questions économiques, de politiques publiques, de vie démocratique et de participation sociale, mais aussi d’autoestime, d’esthétique et d’affectivité ?

L’empowerment est un concept qui désigne le fait de développer sa capacité individuelle et collective à agir, à avoir prise sur nos situations et les contextes sociaux dans lesquels nous évoluons, à transformer ces contextes. L’empowerment est une nécessité pour les groupes sociaux dominés et opprimés, qui doivent, pour lutter et en luttant, se libérer des mécanismes structurels qui les réduisent à l’impuissance : « sentiment de ne pouvoir ni fuir ni se battre, d’être pris·e au piège, [l’impuissance] est un effet de la violence symbolique qui fait qu’on a intégré notre illégitimité dans nos conceptions (ce qu’on pense, ce qu’on est en capacité de concevoir), et également dans nos corps (ce qu’on se sent capable de faire) »[2]

Le terme « empowerment » a été utilisé à partir des années 1970 par des militant-es de différents cadres :

  • Les militantes féministes engagées dans des associations locales en Asie du Sud-Est et aux États-Unis, qui soulignent que les relations de pouvoir ne sont pas seulement subies (représentation victimisante de la domination), mais également internalisées par les opprimé-es. Or cela entraîne le fait que lutter contre l’oppression nécessite également de construire de façon autonome son propre pouvoir individuel, collectif et social.
  • Les mouvements d’éducation populaire qui se développent à l’époque en Amérique latine notamment autour du pédagogue brésilien Paulo Freire, qui posent eux aussi le fait que le pouvoir des oppresseurs sur les opprimé-es repose sur l’aliénation de celles et ceux-ci. Cela amène à souligner la nécessité de faire un travail collectif de « conscientisation », c’est à dire de favoriser la prise de conscience que les causes ne sont pas qu’individuelles, mais qu’il existe des mécanismes qui s’imposent aux individus et aux groupes sociaux et qui déterminent leur place dans la société.
  • Les militant-es du mouvement noir au États-Unis (Black Power) qui revendiquent la représentation politique de leur communauté comme enjeu de reconnaissance et de valorisation du groupe et des individus qui le composent.

Identifier et combattre les instrumentalisations libérales du concept d’empowerment

À partir des années 1990, le concept d’empowerment a été récupéré pour servir une conception libérale et néolibérale des rapports sociaux : FMI et Banque Mondiale, par exemple, ont alors utilisé ce terme en le réduisant à sa dimension individuelle et en négligeant ses dimensions (et donc la responsabilité) collective et sociale.
C’est à cette tension dialectique entre responsabilité individuelle d’une part et responsabilité collective et sociale d’autre part qu’il nous faut porter attention. Car si s’émanciper nécessite de se responsabiliser, cela ne peut pas se faire seul-e : la libération est un acte social, il n’y a pas d’auto-libération possible dans une société non transformée. Mais, pour autant, on ne peut que se libérer soi-même, et nul-le ne peut libérer autrui : « ne me libère pas, je m’en charge », disent les féministes.
C’est en occultant comme toujours la responsabilité collective de transformation sociale, et en le faisant cette fois hypocritement au nom d’une sortie de l’« assistanat » et d’un refus du paternalisme, que l’idéologie libérale a dévoyé le concept d’empowerment en le réduisant à une définition individualisante et culpabilisante : « Prenez-vous en main : quand on veut on peut ». C’est ce que signifie Emmanuel Macron quand il invite à « traverser la rue » pour trouver un emploi.

Au-delà, on retrouve cette lecture dévoyée de l’empowerment dans le féminisme libertarien[3]. Un féminisme qui refuse la victimisation et la protection paternaliste, et qui en cela est indéniablement émancipateur, mais qui ce faisant fait peser la responsabilité de leur situation sur les personnes qui en sont victimes, négligeant de souligner que la faute est celle des dominants et des agresseurs : « Une fille qui boit à en perdre conscience à une fête de fraternité est une crétine. Une fille qui monte seule dans la chambre d’un camarade de classe à une fête de fraternité est une idiote. »[4] ; « Les femmes doivent être éduquées à réagir en temps réel au lieu d’attendre que les hommes atteignent des états supérieurs de prise de conscience – juste au cas où ce jour ne se produirait jamais. »[5]

On retrouve là la tension entre conception libertaire et conception libérale de l’émancipation. L’une et l’autre s’opposent au paternalisme, affirment que la liberté est indissociable de la responsabilité. Cependant, la conception libertaire considère que la liberté est également indissociable de l’égalité, qu’elle ne peut réellement exister que si on lutte jusqu’à abolir les mécanismes oppressifs qui s’imposent à chacun·e. En revanche, la conception libérale affirme que nul·le ne saurait être entravé·e dans sa liberté, exploitation et oppression étant considérées comme indépassables. Niant les mécanismes structurels qui s’imposent à chacun·e et entravent les capacités individuelles à agir, l’idéologie libérale et néolibérale sur-responsabilise les personnes et les groupes sociaux sur le règlement des problèmes qu’elles subissent et dont elles sont victimes du fait de l’organisation sociale. Or, cette idéologie étant actuellement dominante, il n’est pas si simple d’identifier ce tour de passe-passe, de ne pas se laisser culpabiliser de sa situation : c’est un des enjeux de l’ambition de conscientisation et d’empowerment de transformation sociale : passer d’une « conscience naïve, [dans laquelle] l’oppression est comprise comme un problème lié aux individus et non au système », à une « conscience critique, [dans laquelle] les individus identifient l’oppresseur comme un acteur collectif, et se focalisent sur la transformation du système »[6].

Cela nous amène à faire avec la nécessaire tension entre court et long-terme : l’empowerment est un processus qui s’inscrit sur un temps long, celui de l’émancipation et de la transformation sociale. Dans nos sociétés où le capitalisme et le néolibéralisme pensent à court-terme, et où les situations sociales et écologiques nous forcent à lutter dans l’urgence, il n’est pas évident de préserver et de favoriser ce type de processus.

Agir concrètement pour l’empowerment

Joice Berth détaille dans son ouvrage quatre stratégies à développer pour favoriser les processus d’empowerment. Ces stratégies ne produisent pas à elles seules de la transformation sociale. Cependant, elles nécessitent de lutter pour être développées, et leur développement favorise en retour la capacité à lutter.

  • L’éducation et la pédagogie critique[7], c’est à dire les pratiques qui favorisent le développement d’un esprit critique et qui incitent les étudiant-es à questionner et à défier les croyances et les pratiques qui leur sont enseignées. Il s’agit pour les éducateurs et éducatrices de faire en sorte que l’élève se pose des questions en tant que membre d’un processus social (lequel comprend les normes culturelles, l’identité nationale et la religion, par exemple), puis, une fois qu’il-elle constate que la société est imparfaite, de l’encourager à partager cette connaissance pour modifier la réalité sociale.
  • Le renforcement économique, comme une nécessité absolue pour les groupes sociaux dominés pour gagner de l’air et aller vers une existence digne. À ce titre, elle revient sur les politiques de micro-crédit[8] et le programme Bolsa Familia au Brésil[9], affirmant qu’ils ont permis aux femmes d’obtenir un minimum d’autonomie, et ayant probablement permis l’augmentation constatée « du nombre de femmes utilisant des méthodes contraceptives, demandant le divorce ou se sentant renforcées pour affronter le harcèlement de leur mari. » La microfinance est cependant facilement récupérable par le capitalisme : « inscrite dans le jeu du marché, elle est considérée comme un moyen efficace pour réduire la pauvreté, en particulier celle des femmes, par la promotion de l’emploi indépendant et de l’esprit d’entreprise. »[10]
  • La participation sociale et l’accès aux espaces de décision de la société, comme une stratégie de résistance parmi d’autres, visant à se faire entendre alors qu’on est habituellement réduit·es au silence.
  • L’esthétique et l’affectivité comme enjeux pour développer l’autoestime et la solidarité de groupe. Joice Perth souligne « la puissance que génère la confiance dans sa propre image », le renforcement positif qu’entraîne le fait d’avoir une bonne image de soi, notamment dans les cultures occidentales où « le beau / joli est synonyme de supériorité, c’est à dire qu’il dépasse le champ de l’esthétique : selon le sens commun, tout ce qui est beau ne peut qu’être bien ». L’autrice affirme le sens politique du renforcement de l’esthétique, comme une lutte culturelle à mener sur les imaginaires collectifs pour déconstruire les normes esthétiques qui valident les inégalités. Il en va de la fierté que l’on a de soi et de notre groupe social, dans un contexte où, « chez les groupes dominants, l’autoamour est construit tout au long de leur vie ». Joice Berth dénonce par ailleurs la « mise sous silence », l’ « étouffement du témoignage » auquel s’astreignent nécessairement les dominé·es qui taisent les réalités que le groupe oppressif n’est pas disposé ou est incapable d’assimiler[11]. Définissant l’assertivité comme « l’affirmation de soi, la capacité à s’exprimer et à défendre ses droits sans empiéter sur ceux des autres », elle souligne la nécessité vitale de s’autodéfinir, de passer de la victimisation à la résistance et à la créativité, sources de fierté et de force.

Conclusion

S’il n’est pas nécessaire de connaître ce mot anglophone de quatre syllabes pour vivre des processus d’empowerment, savoir les nommer permet de mieux les identifier, les penser et les favoriser collectivement[12].

La transformation sociale ne peut signifier l’inversion des pôles d’oppression, elle nécessite l’abolition de ceux-ci. Or, dans un premier temps, tout·e opprimé·e cherche à ressembler à son oppresseur : il est très difficile de ne pas souhaiter avoir ce qui nous est injustement refusé. Dès que cela est possible, nos luttes doivent décaler le terrain, et non pas seulement se positionner « contre » ou chercher à limiter les inégalités dans un système inchangé sur le fond, même si cela est par ailleurs indispensable. C’est dans cette optique que l’ambition d’empowerment et d’émancipation doit accompagner toutes nos luttes.


Notes

[1] Ed. Anacaona, 2019

[2] Organisons-nous ! Manuel critique, Adeline de Lépinay, Hors d’atteinte, 2019

[3] Maïa Mazaurette, « Le retour du slut-shaming : responsabiliser les femmes pour éviter les viols, vraiment ? », GQ, avril 2017

[4] Camille Paglia, Free women, free men, 2017

[5] Laura Kipnis, Unwanted Advances, 2017

[6] Joice Berth, présentant la pensée de Paulo Freire

[7]    Lire : Irène Pereira, Les pédagogies critiques, Laurence De Cock et Irène Pereira (dir.), Agone, 2019

[8] Et notamment de la Grameen Bank (littéralement, « Banque des villages »), une banque spécialisée dans le micro-crédit créée en 1983 par Muhammad Yunus au Bangladesh

[9] Bourse Famille, mise en place par le gouvernement Lula

[10] L’empowerment, une pratique émancipatrice, Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, La Découverte, 2013

[11] C’est l’idée de « fragilité blanche ». Lire Fragilité blanche : pourquoi est-ce si dur de parler aux Blancs de racisme, Robin DiAngelo, 2015, traduit par le site État d’exception

[12] C’est la même chose par exemple avec le concept d’intersectionnalité – sept syllabes

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