Epoque obscure

De l’engagement dans une époque obscure

Un livre de Miguel Benasayag et Angélique Del Rey
Publié aux éditions Le Passager Clandestin, septembre 2011

Voir la captation d’une intervention de Miguel Benasayag sur ce sujet.
Et/ou lire des extraits que j’ai tirés du livre :

VIDÉO

Captation d’une conférence de Miguel Benassayag à l’université populaire de Bruxelles (publiée par le site Rhizome-tv). Durée : 2h03 (mais ça vaut le coup).


EXTRAITS QUE J’AI TIRÉS DU LIVRE

L’idée étant de vous donner envie de lire tout le livre…

Ces extraits sont nécessairement sortis de leur contexte du fait que je les présente ici hors du texte initial. Je ne peux que conseiller la lecture de ce livre.


L’engagement-croyance

Michel Foucault : « époque de l’Homme ».
Déplacement de l' »Au-delà » sur terre. La désacralisation du monde et des cieux entraina la sacralisation de la société et de l’Homme.
Le militant « croyant » explique aux brebis égarées que ce qu’elles vivent est une illusion, que le vrai monde, la vraie réalité est ailleurs. La discipline est alors la voie royale vers la liberté.

Le « militant triste » lutte en croyant dur comme fer à la venue de la « société de fin de l’histoire ».

Les problèmes et défis de la vie étaient appelés à trouver leur solution dans l’époque à venir. La transcendance du social qui, copiant mot pour mot la transcendance théologique, situait cet « Au-delà » sur terre, certes, mais donc dans la situation à venir, et donc dans la promesse.

L’engagement-recherche, la fin de l’au-delà

S’engager, c’est projeter un agir possible, autrement dit un ou des changements dans l’état des choses. Personne ne promet rien à personne, on construit, on lutte, on crée.
Le projet se réalise en même temps qu’il se réalise.

« Pèlerin, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant ».

Antonio Machado (poète espagnol).

Aussi désirable que soit le dépassement des injustices actuelles, les situations futures entraîneront sans doute de nouvelles injustices.

Permanence de la lutte ? Certes, mais au même titre que la permanence de la vie.

Tout, dans nos société post-modernes, nous invite à prendre des positions relativistes.

Sartre écrivait que l’on s’engage toujours dans une certaine ignorance. Ce non-savoir qui, chez Socrate, est condition de toute recherche et, donc, de tout savoir.

Construire de nouvelles raisons et de nouvelles formes d’agir, en dehors de la croyance en un « au-delà », qu’il soit religieux ou humaniste.

Les luttes et efforts, comme tout désir, trouvent leur origine, leur développement et leur raison d’être pour et par la situation présente.
S’engager dans une époque obscure, ce n’est pas réaliser un programme, mais chercher, en situation et selon des voies multiples voire contradictoires, dans tous les cas conflictuelles, comment dépasser ce mythe de l’individu qui nous plonge dans l’impuissance et nous soumet à l’utilitarisme de la post-modernité.

Où commence l’engagement ?

Si la tentative de centraliser les luttes s’avère un échec, dire bonjour à la dame n’est pas non plus le 1er pas vers la révolution. Or beaucoup de nos contemporains tombent dans le piège d’un micro-engagement dans lequel vivre devient synonyme de s’engager.
On se réfugie dans ce qu’on croit désormais être le véritable niveau d’action : être « juste quelqu’un de bien ».

Nos territoires sont nos surfaces d’affectation.
Être affecté est la condition de tout agir.
Sortir du modèle réactionnaire de l’individu « ressource humaine », sans racines ni affinités, sans appartenances ni désirs.
Étrange sentiment de devenir spectateurs passifs de notre vie.

Illusion du réformisme

Aucun droit-liberté, aucun droit social n’est la conséquence d’une décision rationnelle de « donner » ces droits à chacun, afin que règne plus de justice. Ils ont été conquis de haute lutte, dans le sang et la sueur, pour et par la société, le pouvoir institutionnel n’ayant fait que les entériner dans la loi et les institutions.

Le « grand-deuil » auquel nous faisons référence n’a rien à voir avec le renoncement à la possibilité de changer les choses, comme dans le nihilisme individualiste contemporain, ni même avec le renoncement à la possibilité de changer les choses radicalement, c’est-à-dire à la racine, comme dans le réformisme.

Résister c’est créer

Il ne suffit pas de lutter contre un pouvoir ; mais toujours en même temps pour un développement de puissance. « Résister, c’est créer » et non seulement s’opposer.

L’avenir radieux

Les « passions tristes », comme les qualifiait Spinoza, qui nous entrainent à hypothéquer le présent au profit de l’avenir.

Face à l’échec de la promesse d’un avenir radieux, on cherche un passé rassurant.
La peur d’une époque incertaine réveille des réactions très dangereuses.

Individualisme & impuissance

Le mot d’ordre de notre société a beau dire « Occupe-toi de tes oignons », mes oignons sont intrinsèquement et substantiellement mélangés avec les oignons des autres.
Plus je me sens individu, et moins j’existe. Plus je me replie sur moi et plus j’éprouve l’inévitable pessimisme de mon impuissance, véritable cercle vicieux et piège sans issue.

L’individu est impuissant (c’est d’ailleurs ce qu’il ressent bien souvent) à « apporter des solutions », voire tout simplement à régir face aux problèmes qu’il identifie, tout en étant pourtant convaincu qu’il faudrait « faire quelque chose pour les résoudre ».

Optimisme & action

L’optimisme de la volonté / Le pessimisme de la raison (Antonio Gramsci)

Le pessimisme de la raison pour ne pas verser dans l’idéologie.
L’engagement-recherche a besoin de l’optimisme des actes, mais pas de celui de la théorie.

L’idée répandue que rétablir l’espoir serait la condition pour que l’époque retrouve puissance, joie et engagement, est une erreur de raisonnement. Ce ne sont pas la joie, la lutte, l’agir, qui sont le résultat de l’espoir et de l’optimisme, mais bien plutôt l’espoir et l’optimisme qui sont la conséquence, l’effet de la joie, de la lutte et de l’agir. L’optimisme naît du fait de se trouver sur la route.

Réflexion & action

La théorie ne doit pas prétendre orienter, encore moins diriger la pratique.
L’éternel « théoricien de la révolution » est à l’affût de tout ce qui bouge dans le monde pour appliquer son petit modèle et conclure qu’il ressemble à la réalité.

Appelons cartésienne, pour aller vite, cette philosophie caractéristique de la modernité selon laquelle la connaissance est première sur l’agir, le détermine et le commande : pour agir, il faudrait au préalable connaître rationnellement.

Plus les sociétés modernes se sont crues rationnelles, plus elles ont développé des comportements irrationnels, sources de destructions et de pertes plus immenses encore.

Les paroles nous divisent, les actes nous réunissent.
La multiplicité (voire l’antagonisme entre) des discours et des théories est tout-à-fait compatible avec une pratique unifiée (cf. les Tupamaros uruguayens dans les années 1960).
L’enjeu était moins de savoir au nom de qui ou de quoi on devait agir, que d’agir, chacun au nom de sa propre définition de l’avenir.

Le pouvoir institutionnel est aujourd’hui donné à ceux qui ont appris à gérer la vie, à commencer par la leur propre, sous la forme d’un ensemble de capitaux. Dans ce dispositif, l’Homme au sens que lui donnait l’humanisme devient superflu.

Domination consentie

Foucault présente cette « microphysique du pouvoir » dans laquelle le pouvoir n’est plus vu comme ce que certains possèdent et d’autres non, mais comme un système dynamique et diffus.
La Boétie : la victime fait partie du système.

La co-substancialité victime-bourreau est un élément fondamental dans la compréhension du dispositif permettant de lutter contre l’oppression.
Il n’existe pas de « noyau sain », séparé en soi de la structure.

La puissance vitale de la victime est « capturée » par le mécanisme d’oppression au point que, paraphrasant Spinoza, l’esclave se bat pour ses chaînes comme s’il s’agissait de sa liberté.

Marx différenciait ce qu’il appelait « la classe en soi » de « la classe pour soi », faisant de la première un élément inséparable du système d’oppression. La classe en soi n’est pas un sujet révolutionnaire : il n’est en rien suffisant de souffrir à cause d’un système pour être contre lui ; une autre réaction plausible et probable peut-être de désirer occuper une autre place dans le même système, individuellement comme collectivement, loin de toute émancipation sociale.

La théorie du noyau sain est une hypothèse simpliste et idéaliste. Elle se fonde sur l’illusion que, au fond du cœur, les gens désirent la liberté. Le militant ignore ainsi ce que les gens sont (réellement) et s’adresse à ce (qu’il croit) qu’ils doivent être : l’ouvrière serait anticapitaliste en soi, le colonisé, anticolonialiste en soi, et ainsi de suite.

Darwinisme social

Devenir un individu, qui « sait ce qu’il veut » (autrement dit réduit tout à ses intérêts), n’est affecté par rien d’autre que par ce qui touche à ses intérêts et cherche ni plus ni moins à faire son « trou » dans la société : l’optique d’une telle entreprise est celle de l’adaptation.

Darwinisme social : l’adaptation, voilà le moteur de la passivité supposée des masses.

Ces façon passives de subir la vie ne vont pas sans grande souffrance, exprimée par des plaintes quotidiennes ainsi que par des protestations sur l’ordre dur et injuste du monde.
En nous adaptant, nous participons à notre exploitation par le « système néolibéral ».
Derrière l’effort d’adaptation se cache ni plus ni moins la coproduction de ce système que l’on qualifie de néolibéral.

Émancipation

Personne n’est « libre », en tant qu’individu, de devenir cause d’un mouvement qui « inverserait la tendance ». Personne ne possède de libre arbitre lui permettant de s’arracher comme par miracle aux tentacules du système et de « s’émanciper », d’exister par et pour soi.

Selon Spinoza, seul dieu est libre.

Nous sommes toujours déjà engagés, « embarqués » comme disait Pascal, dans le monde, ce monde-ci, les situations qui sont les nôtres.

Les choses ordonnées sont plus agréables à penser aux hommes, expliquait Spinoza, c’est pourquoi ils préfèrent croire qu’il y a un ordre (au sens de finalité) derrière les choses.

Refus du négatif

La rationalité absolue se révèle un cauchemar. L’homme normal a échoué, et avec l’échec de l’homme normal, nos sociétés se trouvent devant un retour du négatif qu’elles ne savent ni éviter, ni gérer.

La culture moderne occidentale est la seule à s’être opposée au négatif. Même dans les cosmologies manichéennes et l’Antiquité, les forces purement négatives différentes du bien font partie de l’harmonie du monde, elles sont nécessaires à l’ensemble et ne sont pas appelées à disparaître.

Le refus du négatif, loin d’entraîner son élimination, détermine comme un « retour du refoulé » sous des formes inaccessibles à la mesure.

« Le conflit est le père de toutes choses ». Héraclite

La conflictualité d’un système le préserve de l’équilibre, et cette préservation est la condition même de la vie.

« Un véritable guerrier n’est pas belliqueux, un véritable lutteur n’est pas violent ; un vainqueur évite le combat ». Sun Tzu


Si vous aimez Miguel Benasayag…

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