Culture et sociabilité

Culture et sociabilité

Les comités syndicalistes révolutionnaires ont réalisé une brochure sur le thème « Culture et sociabilité » (elle est accessible en ligne ici sur leur site).

Le contenu de cette brochure éclaire d’une lumière particulière et passionnante la question du rôle de la sociabilité et des pratiques culturelles populaires dans l’émancipation et de la transformation sociale, notamment quand on se situe dans une perspective matérialiste [c’est-à-dire qu’on considère, à la suite de Marx et Engels, que les événements historiques sont déterminés non pas par des idées mais par des rapports sociaux (et plus particulièrement par les liens entre classes sociales) et par l’impact de l’évolution des moyens de production sur les mentalités. La conception matérialiste de l’histoire se réfère par conséquent à des situations réellement vécues par les humains (d’où l’usage de l’adjectif « matérialiste »).]

Comment la sociabilité est un préalable à la solidarité et à la conscience de classe, et donc à la résistance et à la lutte ? Comment la culture bourgeoise et la société de consommation ont réussi à assimiler confort matériel et repli sur soi (son couple, son milieu militant…), et ainsi à déconstruire les liens et les solidarités ?

De quoi nous donner l’envie de renverser la tendance et de redévelopper les cadres et espaces d’une sociabilité et de pratiques culturelles collectives et émancipatrices !

Je reproduis ici quelques extraits de cette brochure, qui m’ont particulièrement intéressés, afin de vous donner envie de la lire en entier. Ces extraits, par définition, sont sortis de leur contexte : s’ils vous interrogent, allez donc lire la brochure 😉

Je me suis permise de féminiser ces extraits, parce que j’aime bien rendre explicite le fait que les femmes font partie de la question.


CULTURE ET SOCIABILITÉ – Brochure des CSR

Introduction – La sociabilité ouvrière comme fondation de la lutte prolétarienne

Les syndicats trouvent leurs racines dans les sociétés de secours mutuel.
Les ouvrier·es ne se fédèrent pas après avoir lu les théoricien·nes du socialisme. Ce sont leurs sociétés de secours mutuel qui se transforment, lors de grèves, en syndicats. La caisse de secours mutuel devient caisse de grève. La société devient syndicat. Les animateurices de la société deviennent les mandaté·es du syndicat.
L’entraide ouvrière.
Iels gèrent des caisses et des services, ce qui relativise la légitimité de la bourgeoisie à exercer sur elleux son pouvoir. La solidarité quotidienne crée une conscience collective et ouvrière, une conscience qui est complétée par une sociabilité de métier et de quartier. Et c’est cette pratique d’entraide qui rend possible une confiance en l’action collective et qui a tissé ces liens fraternels indispensables à tout combat collectif victorieux.
Revenir à cette vie matérielle, sans laquelle il n’y a ni sociabilité ni lutte émancipatrice.

Les bourses du travail, chargées de donner une dimension élargie, interprofessionnelle et donc de classe aux pratiques d’entraide ouvrière. Ces puissantes organisations ouvrières ont été occultées par les partisan·nes du syndicalisme institutionnel.
Les courants affinitaires ont pour tentation de réduire l’action syndicale à sa dimension professionnelle ou à l’entreprise (quand elle offre du droit syndical). La tâche noble de transformation sociale étant accordée au parti ou à l’avant-garde philosophique. Iels essaient donc d’enfermer l’organisation syndicale dans l’espace étroit de l’entreprise.

L’influence de la sociabilité extérieure à l’entreprise comme facture de formation politique.
La stabilité professionnelle n’est devenue possible qu’au fil des lois sociales et du droit syndical. Le mouvement ouvrier s’est construit dans une économie où le CDI n’existait pas.

La conscience de classe ne se forge pas dans l’entreprise, et ce, pour une évidente réalité matérielle. Dans un entreprise, on subit une culture corporatiste, une révolte contre son patron. Quand à la conscience de classe, elle se forge justement en-dehors de l’entreprise, en dépassant les rapports entre individus pour percevoir les conflits de classe. C’est au contact des travailleureuses des autres entreprises et des autres professions que l’on prend conscience des contradictions de classe. L’ennemi, ce n’est pas son patron, mais le patronat. L’enjeu n’est donc pas de s’enfermer dans l’action syndicale d’entreprise, limitée à un conflit sur la répartition de la valeur ajoutée dans cette institution locale. Sinon, la dérive est immédiate et consiste à revendiquer en fonction de ses bénéfices du moment. Or, la finalité du syndicalisme est la suppression du capitalisme et non pas sa gestion plus ou moins conflictuelle.

Un mode d’organisation qui tient compte de l’instabilité du salariat, à savoir des organisations par métier au XIXè siècle, et non pas des syndicats d’entreprises.
Fournir une aide collective aux travailleureuses privé·es de salaire.
Réglementer, par l’action collective, le temps de travail, les cadences et les tâches professionnelles, c’est-à-dire la formation.

La sociabilité extérieure qui permet de conserver la citadelle ouvrière momentanément construite sur le terrain de l’adversaire. Sans aide matérielle extérieure, sans formation mutualisée, mais surtout sans vie sociale des adhérent·es en-dehors de l’entreprise, il est impossible de stabiliser une cohésion nécessaire pour résister aux pressions quotidiennes du patron dans son entreprise.

Il faut attendre 1902 et l’intégration de la Fédération des bourses du travail à la Confédération générale du travail (CGT) pour que la confédération connaisse enfin un développement accéléré.

Ce n’est pas le Front populaire qui accorde des droits aux travailleureuses. La question du temps libéré, de la réduction du temps de travail (horaires quotidiens, hebdomadaires et congés) est au cœur du combat syndical depuis les sociétés de secours mutuel. Dans une dimension revendicative et à travers des activités culturelles destinées à donner une dimension autonome et collective à ce temps libéré. Ce sont les bourses du travail qui donnent une dimension collective à ce combat central. La CGT peut alors passer à l’offensive en 1906, 1919 et 1936.

La conception institutionnelle de la politique amène à saucissonner la lutte des classes en plusieurs terrains étanches : entreprise, quartier, culture, vie privée. Aujourd’hui, de l’ultra-gauche au syndicalisme institutionnel, les militant·es pensent que la vie culturelle relève de la « sphère privée ».
Ce schéma, calqué sur celui de la bourgeoisie, part d’une conception capitaliste du « travail ». Le « travail » est considéré exclusivement comme la situation de production capitaliste. Quand on jardine, quand on cuisine à la maison, quand on bricole, ce ne serait pas du travail !

L’erreur ne se limite pas à laisser le terrain culturel à l’adversaire. C’est tout le combat politique qui est faussé, le prolétariat demeurant incapable d’engager un combat global contre le capitalisme. Car toute la question est de savoir comment émerge la conscience sociale.

Liquider l’idéalisme, se réapproprier le matérialisme.
Matérialisme : l’idéologie est le produit des conditions matérielles, des infrastructures.
Contrairement aux adeptes de l’idéalisme, les organisations socialistes n’estiment pas que les idéologies sont des éléments autonomes se propageant en-dehors des conditions matérielles vécues par les classes sociales.

Chapitre 1 – La culture des travailleureuses avant la Révolution française

Le monde rural

Communauté villageoise.
Culture populaire ou paysanne.

Le prolétariat urbain

Société coutumière.
Corporations : sociabilité intense.
Compagnonnage : principal moteur d’émancipation sociale + réseau de solidarité à travers le royaume.

Les fêtes publiques

Chapitre 2 – Les classes dirigeantes et leurs tentatives d’acculturation

Au cours du XVIIIè siècle, la bourgeoisie développe un contre-modèle culturel. Elle entend briser la culture coutumière pour lui substituer une culture individualiste.

Contrer la laïcisation des pratiques culturelles.
Répression sur plusieurs siècles.
Offensive anti-sociale.
Idéologie de la bourgeoisie : les Lumières. La référence morale ne s’appuie pas sur les textes religieux mais sur une austérité tout autant hostile aux réjouissances populaires.
Prétexte et objectif : le progrès économique.

Destruction de tout ce qui peut apparaître comme un obstacle à la concentration des forces productives. Les marchandises et les hommes doivent pouvoir se déplacer facilement pour répondre aux besoins nouveaux de la classe dominante.
Destruction des sociabilités locales (urbaines ou rurales).

Conflits internes et désaccords stratégiques au sein de la classe dominante.
Frange réactionnaire : tentative d’encadrement culturel des classes populaires en défendant les valeurs traditionnelles.
Bourgeoisie intellectuelle : la gauche laïque et républicaine essaie d’intégrer et d’institutionnaliser la paysannerie et le prolétariat pour encadrer les masses dégagées de leur sociabilité traditionnelle.

Première moitié du XIXè siècle : une offensive sans égal contre la culture prolétarienne.

Forte immigration interne.
Au XIXè siècle, ces immigrés saisonniers se fixent définitivement dans les villes.
En 1848, sur les 25000 maçons de Paris, la moitié vient de la Creuse.
Conditions d’accueil traumatisantes.
Ce prolétariat est la cible de l’alcool, de nombreux suicides et de souffrances psychologiques.
Les villes et les sites industriels vont être l’enjeu d’un combat pour le contrôle des activités culturelles, car la menace y est réelle pour la bourgeoisie.
Les théories socialistes gagnent du terrain à partir de la Révolution française.

La gauche, les Montagnards de Robespierre, menacée par l’action autonome d’un prolétariat offensif, réprime le mouvement communiste dès 1793. Il le fera à nouveau dans les années 1830, 1848 et sous la Commune en 1971.

L’appareil d’État républicain (enseignant·es, élus municipaux) sera mobilisé aux côtés des partis politiques et des associations laïques pour essayer d’intégrer le prolétariat au bon fonctionnement du capitalisme.
l’État-nation, justifié par un nationalisme qui remplace l’adoration du roi, est l’outil au service de la politique offensive de la bourgeoisie.

Sans cautionner la société d’Ancien Régime, il est nécessaire de comprendre la violence de ce que va représenter la révolution bourgeoise sur le prolétariat et les paysans-artisans pauvres.
L’offensive de la bourgeoisie détruit la communauté villageoise qui permettait à chacun·e d’exister en tant qu’être humain reconnu et intégré.

Chapitre 3 – De la résistance à l’offensive prolétarienne

Le capitalisme est un système de production et de domination.
Il est grotesque de séparer la sphère « économique » et la sphère « politique » comme la social-démocratie et la plupart des courants gauchistes l’ont largement développé.
Ce schéma a servi à justifier la croyance selon laquelle la « révolution politique » ne pourrait être menée par l’organisation syndicale.

La lutte syndicale dans l’entreprise ne crée par de conscience de classe mais une simple hostilité à un patron ou à un groupe d’actionnaires.
C’est donc hors de l’entreprise que lea prolétaire prend conscience que son exploitation est similaire à celle que subissent ses autres camarades rencontré·es à la bourse du travail, au club de sport, dans l’association culturelle ou de locataires. C’est dans la sphère sociale que la révolte contre son patron se transforme en conscience de classe.

Bien avant la « banlieue rouge », les quartiers ouvriers

XIXè siècle : les cabarets deviennent un lieu privilégié de réunions.
Cabarets, cafés, goguettes, sociétés, guinguettes, sociétés musicales, harmonies, bals.

À une époque où nos manifestations se sont transformées en défilés saturés de musique sonorisée, il est bon de rappeler que le chant a toujours servi à unifier un collectif, pour la vie quotidienne mais aussi lors des combats. Quand la musique enregistrée prend le relais, l’action collective perd sa cohésion.

C’est dans cette sociabilité de classe que les sociétés de secours mutuel prennent un élan dans les premières décennies du XIXè siècle. Organisées par métiers, elles offrent un cadre d’entraide fondamental.

La première échéance va être la révolution de juillet 1830.
« Toute la structure de la fabrique parisienne passe énergiquement, avec les liens de sociabilité qui l’entourent, du travail de l’atelier à celui du « combat révolutionnaire ». Car ce sont bien les réseaux noués dans les espaces de la sociabilité et du travail de l’îlot et du quartier qui s’activent alors. »

Le marxisme caricatural est inopérant. Le prolétariat s’est construit une sociabilité de quartier, faite de sociétés culturelles et d’entraide. C’est la fédération de ces sociétés qui produit les conditions matérielles d’où va émerger une conscience de classe. Cette dynamique était d’ailleurs beaucoup plus difficile à créer dans une grande usine. Les grandes unités de production sont souvent caractérisées par une gestion paternaliste. Le patron impose aux travailleureuses un logement, des services sanitaires, une assistance ou des prêts, une épicerie, des équipes sportives encadrées. Dans ce contexte, une sociabilité ouvrière rencontre de grandes difficultés pour s’exprimer.

C’est également sur ce terrain que, suite à des défaites, les militant·es trouvent un refuge pour reconstruire une action sociale. Cette expérience va converger vers la création des bourses du travail. Il ne s’agit plus d’initiatives tactiques. La bourse du travail, fédérée au niveau national, est pensée comme l’outil stratégique central. La sociabilité n’intervient plus dans un quartier, dans une profession, dans une localité. Elle se veut sociale dans sa globalité, toustes les prolétaires ayant vocation à s’y intégrer. Non seulement elle vise le socialisme, mais elle le construit dès maintenant.

Les bourses du travail

Exemple de la bourse du travail de Reims dans les années 1920 :

Ses activités quotidiennes ont permis de maintenir l’unité syndicale pendant une dizaine d’années. Et, pourtant, la division syndicale y est, plus que partout ailleurs, très marquée.
La bourse du travail va servir de lieu de repli et de résistance dans une période de reflux des luttes. Bastion préservé des divisions.
Comment toustes ces militant·es qui se connaissent personnellement, qui se sont divisé·es violemment et qui souvent se détestent, arrivent à organiser ensemble de multiples activités quotidiennes ? Parce que la bourse du travail est gérée par les syndicats qui y adhèrent, qu’ils soient membres de la CGTU ou de la CGT.

La plupart des bourses du travail s’appuient sur des activités bien connues : bureau de placement pour les chômeureuses, cours professionnels, activités culturelles…
Fédération sportive du travail, section théâtrale et artistique, section féminine, section littéraire, Jeunesses syndicalistes, clinique, projection de films, buvette, spectacles (ces spectacles sont toujours précédés d’un discours syndical et s’achèvent souvent par un bal), école de musique.

Les activités sportives sont un excellent moyen d’opposer la culture prolétarienne, basée sur la solidarité collective, à l’idéologie bourgeoise véhiculée par la culture de la concurrence.
Contre la commercialisation du sport qui est facteur de « jeu dur » et de bagarre.
Dimension antimilitariste nettement affirmée. Lutter contre la préparation militaire orchestrée par les clubs sportifs traditionnels.
Un moyen de favoriser l’émancipation des femmes, leurs capacités physiques libérées devant faire reculer les préjugés sur la prétendue infériorité du sexe féminin.
Moyen de renforcer les capacités de lutte de la classe ouvrière.
Organiser les travailleureuses dans des activités sportives, tout comme les fascistes italiens et allemands ont su organiser leurs noyaux de miliciens dans le même type de structures.
Ce sont les membres des clubs sportifs ouvriers qui servent de bras armés à la manifestation antifasciste.

Campagne de syndicalisation du prolétariat espagnol et italien. Des groupes nationaux de théâtre ont pour vocation d’adapter des pièces destinées à un public immigré maîtrisant mal le français.

Lieu d’organisation des chômeureuses.
Création d’une « caisse de compensation ».
La charité est refusée, et ce sont par des mobilisations et des pressions interprofessionnelles sur la mairie que la bourse du travail veut arracher des moyens financiers.
Maintenir un maximum de travailleureuses précaires au sein du mouvement ouvrier.

Syndicat de locataires qui rassemblera de très nombreux travailleureuses.

Il ne s’agit pas de mythifier les activités culturelles et d’entraide. Cependant, dans cette période de long reflux des années 1920, la bourse réussit, grâce à ses services socialisés, à maintenir une sociabilité ouvrière anticapitaliste. Ce n’est pas pour rien si, en 1929, les syndicats du bâtiment sont en capacité de lancer une grande grève dans la profession, alors que le chômage l’affablit violemment.

Dans cette période de recul du mouvement ouvrier, la bourse du travail renforce ses activités.

Bibliothèque.
Seulement 1% des emprunts concernent des livres traitant du syndicalisme, alors que 78% sont des romans.

La socialisation des jeunes

Au tournant du siècle apparaît une réflexion sur l’adolescent. Ce phénomène est lié à la progression des études, au recul de l’âge légal de travail des enfants. La bourgeoisie lance une politique d’encadrement de la jeunesse.
Au début du XXè siècle : naissance des Jeunesses syndicalistes.

Le tourisme social

Les congés payés sont conquis en 1936, après plusieurs décennies de conquêtes partielles dans certaines professions.
Cette conquête intervient dans une phase de syndicalisation massive. Les cotisations donnent aux organisations syndicales une capacité jamais égalée. Il est envisageable d’acheter des locaux et des terrains pour y développer des activités culturelles régulières. Les colonies de vacances vont ainsi pouvoir s’organiser.

Les auberges de jeunesse

Deux conceptions des auberges de jeunesse.
Le courant institutionnel, prédominant dans les conseils d’administration, est animé par les élu·es de la gauche. Il soutient une vision de services publics.
Face à eux, les associations d’usager·es, principalement animées par les courants révolutionnaires de la CGT (syndicalistes révolutionnaires, libertaires, trotskistes, etc.), veulent donner la priorité à l’auto-organisation des jeunes.
Cette sociabilité va servir de base à l’organisation d’un courant de résistance révolutionnaire dans les années 1940 à 44.

Une sociabilité ouvrière quotidienne

Fédération du théâtre ouvrier de France
Radio Liberté, une coopérative de TSF (1935)
Cinéma
La FSGT (unifiée en 1934)
La lecture : l’importance des journaux, tracts et autres livres pour occuper l’espace, dans les locaux, les foyers, les bars et la rue.
Centres d’éducation ouvrière

Chapitre 4 – Contre-société ou intégration au système ?

Malgré ses incohérences stratégiques et sa division interne, le mouement ouvrier a réussi à se doter d’une véritable contre-société. Elle permet la socialisation quotidienne d’une partie importante de la classe ouvrière. Désormais, deux mondes sont clairement et durablement face à face. Ils s’affrontent dans une guerre de positions, chaque classe disposant de puissants bastions. La Seconde Guerre mondiae destabilise les rapports de force et permet une redistribution des cartes. La situation semble favorable au prolétariat. La réalité est pourtant plus complexe.

À la Libération : la CGT dispose d’un nombre jamais égalé d’adhérent·es, qui lui offre une capacité financière impressionnante, utilisée, entre autres, pour développer les services d’entraide.
Le programme de la Résistance offre des politiques culturelles à très nette dimension sociale.

Contradiction : le mouvement ouvrier veut-il créer une contre-société ou intervenir dans les institutions pour les réformer et les mettre au service du prolétariat ?

La dérive institutionnelle offre des moyens matériels qui profitent aux militant·es mais aussi à la sociabilité de classe. Ces intérêts individuels rendent ensuite difficiles une remise en cause et une autocritique. Il faudra donc attendre que la contradiction se transforme en crise, souvent après quelques décennies, pour que la réaction devienne indispensable.

Exemples qui illustrent sa puissance et cette fameuse contradiction :
– La presse pour enfants
– Les maisons des jeunes et de la culture
« Ce sont les bourses de la jeunesse qu’il nous faut multiplier et nous aurons ainsi des institutions qui, dans le respect des diversités nécessaires, donneront aux jeunes l’expérience de la coopération et le sentiment de responsabilités prises en commun. »
La CGT [a perdu] l’occasion de se mettre au service de la jeunesse prolétarienne pour transformer les PJC en contre-pouvoir local.
Le potentiel était bien réel mais certainement trop concret pour bien des militant-es bercé-es par les sirènes des institutions ou des positionnements radicaux déconnectés de la vie de la classe.

Chapitre 5 – Guerre de positions : la bourgeoisie remporte la guerre culturelle

À la Libération : les militant·es profitent d’un contexte favorable pour enfoncer les lignes adverses et implanter de puissantes organisations d’entraide ouvrière. Mais cette victoire est rendue possible grâce à des acquis stratégiques. Les organisations disposent à la fois d’une stratégie mais aussi d’un savoir-faire vieux de plus d’un siècle.
La seconde raison tient au contexte favorable : la bourgeoisie et sa culture son discréditées.

Le mouvement ouvrier peut donc mener, dès 1944, une guerre de mouvement et profiter du terrain libéré de la domination capitaliste pour y construire de puissants bastions, une contre-société imposante et étendue à de nombreuses activités.

C’est donc dans un tout autre contexte que la bourgeoisie va mener la contre-offensive dans les années qui vont suivre. Elle adopte une stratégie totalement différente de celle de son adversaire, celle de la guerre de positions. Et, pour cela, elle va utiliser les contradictions existantes dans les organisations ouvrières, contradictions que nous avons déjà pu analyser.
Elle va s’engouffrer dans la principale faille, celle de l’individualisme et sa déclinaison militante, le carriérisme.
Le confort et la consommation se proposant de prendre peu à peu la place de la vie sociale et de la perspective du socialisme.

Il est ensuite facile à la bourgeoisie de proposer à ses adversaires une sécurisation de leur vie confortable et routinière. C’est la social-démocratie qui va oeuvrer dans ce sens. Son accession au pouvoir en 1981 lui donnera les moyens d’intégrer définitivement la direction du mouvement ouvrier, à tous les niveaux et même dans ses secteurs les plus contestataires et dissidents.

Société de consommation.
Elle consiste à proposer aux individus une vie privée familiale axée sur les besoins et les plaisirs primaires : alimentation variée et renouvelée, confort matériel et sanitaire, spectacles. Elle s’accompagne d’une conception de la liberté réduite à l’accumulation de biens matériels et de services marchands massifiés. Cette uniformisation du mode de vie s’accompagne d’un discours sur la liberté individuelle : l’accès à tel ou tel produit étant présenté comme un choix personnel inscrit dans une pseudo-expression de sa personnalité. La sociabilité est, quant à elle, remplacée par le communautarisme.

Il faut attendre la fin des années 1960 pour que la jeunesse exprime une critique de cette société de consommation.

Société de consommation et société du spectacle : une stratégie nouvelle ?

Herbert Marcuse pose une question simple et importante : pourquoi et comment les prolétaires, qui ont matériellement intérêt, plus que tout autre groupe social, à voir le capitalisme disparaître, ne sont-iels pas plus massivement et spontanément anticapitalistes ?
Selon lui, la culture est relativement autonome du reste de la société.
Si les prolétaires produisent entre elleux une culture socialiste autonome, en s’auto-organisant et en s’auto-éduquant, iels mettent en place des aspirations qui vont entrer en conflit avec la société capitaliste. Des aspirations qui les poussent à la combattre.

Si ses analyses en tant que chercheur sont des outils pertinents, Marcuse était aussi un militant qui, dans le prolongement de ses analyses, avait des positions politiques qui ne sont pas les nôtres.
Le philosophe n’adopte pas la ligne matérialiste du socialisme. Il pense que différentes formes de contestation, par exemple le mouvement universitaire des années 1960 qu’il a radicalement influencé, pourraient constituer ces nouveaux bastions révolutionnaires.
Nous pensons, au contraire, que le prolétariat est effectivement la seule classe capable de construire le socialisme.
C’est surtout la seule classe dont les intérêts sont en contracdiction avec ceux du capitalisme.

[La référence à Antonio Gramsci remplace celle à Herbert Marcuse] Les écrits du dirigeant communiste italien vont être présentés sous un angle social-démocrate. L’importance du combat culturel est coupée de sa dimension sociale. L’hégémonie culturelle est présentée exclusivement comme une dynamique intellectuelle menée dans la presse, la littérature, les arts, mais rarement dans les bourses du travail ou dans les MJC ! Le militantisme de masse n’a plus aucune légitimité et laisse la place à la bourgeoisie intellectuelle et à ses débats de salon.
Le communautarisme culturel, partie intégrante de l’american way of life, permet de justifier cette désocialisation. Il suffit juste de le teinter d’une coloration de gauche, faite d’une littérature critique, d’une cinémathèque alternative, d’une « musique française engagée », de looks vestimentaires et de tatouages transgressifs… Ces nouveaux·nouvelles allié·es de la classe dirigeante vont se faire un devoir de liquider tout ce qui peut ressembler à un semblant d’autonomie culturelle ouvrière.

Le mouvement ouvrier a été submergé par une vague d’embourgeoisement culturel.

La guerre de positions était en oeuvre depuis des décennies et notre classe disposait de puissants bastions. Si la plupart de ces bastions se sont effondrés en si peu de temps, c’est bel et bien parce qu’ils étaient sabotés de l’intérieur.

Du social au communautarisme

Cette démarche n’a de sens que si la bourgeoisie réussit à imposer ce système de valeurs et de pratiques culturelles aux autres classes, c’est-à-dire en les transformant en classes dominées qui acceptent leur domination en accédant partiellement à cette même culture. Pour y parvenir, la tactique de la bourgeoisie va consister à assimiler confort matériel et repli sur soi. Elle peut donc proposer une amélioration des conditions de vie, en termes de confort et de santé, mais qui s’accompagne d’une dérive individualiste.
Les opposant·es à ce modèle de vie axent leurs critiques sur sa dimension massifiée et consumériste. Ce qui les amène non seulement à accompagner la bourgeoisie dans sa dynamique individualiste, mais aussi à l’accentuer.

Le pilier de la civilisation bourgeoise repose sur le couple.
La société de consommation repose sur le couple judéo-chrétien qui offre le cadre dans lequel l’accumulation de produits et de services devient possible.
Cette institution n’est pas en crise, comme pourrait le laisser à penser le nombre de cérémonies nuptiales réalisées chaque année. La consécration du couple s’est au contraire renforcée, en se transformant grâce à sa laïcisation, mais surtout en proposant des versions modernisées : le PACS et le concubinage militant.
Le couple devient le dernier refuge face à la dislocation du social.
Même si la France est moins affectée que d’autres pays, c’est la famille étroite (parents et fratrie) qui devient le refuge. Ce repli provoque un surinvestissement sur l’enfant et sa réussite individuelle.

Les politiques menées ces dernières décennies en Ocident sont clairement orientées vers l’accès à la propriété et à la spéculation immobilière. Cette orientation ne vise pas seulement à enchaîner les prolétaires à leurs crédits ou à des loyers exorbitants et à assurer aux bourgeois des revenus. L’enjeu politique central est tout autant d’imposer un mode d’existence fondé sur la niche familiale.
Haussmann dans les années 1850 (…) : transformer la rue pour la réduire à un lieu de circulation. La population ne doit plus y vivre et doit aller se terrer dans son logement.
Dans les années 1950 (…), il s’agit tout d’abord de produire des logements en masse, mais c’est l’occasion également de proposer un mode d’existence. La politique va s’inscrire dans la continuité de celle du patronat paternaliste du XIXè siècle qui logeait ses salarié-es pour les transformer en domestiques.
Au fil des ans, les sacrifices salariaux consentis au prétexte de l’accès à la propriété justifient le repli sur le foyer. À la fin du boulot, on court s’y réfugier. La principale ouverture sur l’extérieur se réduit aux écrans plats qui envahissent chaque pièce (télévision, ordinateur, téléphone portable, vidéoprojecteur, etc.).

Légitimer l’intégration au système capitaliste

Empêcher le prolétariat d’avoir une sociabilité, une culture, des désirs autonomes. En bref, il faut que les prolétaires aient les mêmes envies, la même culture que les bourgeois, la même vision, une vision qui valide la société capitaliste. Si, au lieu d’avoir envie que la société change pour être égalitaire et fraternelle, on a envie d’avoir une télévision grand écran, des fringues à la mode, de sortir dans la boîte où il faut être vu, d’avoir 5000 ami·es Facebook, etc., bref de consommer, on devient beaucoup moins dangereux.
C’est cette culture de la marchandise, basée sur la carrière individuelle et les revenus, en lien avec les plaisirs égoïstes et les distractions, qui constitue la société de consommation. Mais c’est bien ce mode de vie tellement banal qu’il en semble anodin et inoffensif qui est l’outil principal de la domination culturelle de la bourgeoisie. Le bourgeois n’apparaît plus comme un ennemi politique, c’est simplement quelqu’un qui a mieux réussi, qui a plus d’argent, qui consomme plus, bref, qui fait ce que l’on désire aussi faire.

Le problème, c’est qu’à partir des années 1940 le capitalisme a évolué dans une direction nouvelle, celle de l’intégration politique du prolétariat en courtisant ses représentants.

Les partis communistes ont toujours été traversés d’une contradiction interne : la sociabilité ouvrière co-existe avec la valorisation de la carrière des « cadres révolutionnaires » dans des appareils hiérarchisés. Les courants léninistes radicaux (trotskistes, marxistes-léninistes, castristes, maoïstes, etc.) connaissent la même incohérence. La gauche alternative et libertaire, au recrutement multiclassiste, ne fait plus de son immersion dans le prolétariat une de ses priorités.
Tous les courants de la gauche connaissent un même divorce d’avec la sociabilité ouvrière. Le constat est largement visible : les militant-es affinitaires développent leur vie culturelle dans l’entre-soi, de plus en plus coupé-es du prolétariat.

L’individualisme de la gauche

La « lutte révolutionnaire » est désormais proposée sous la forme d’une multitude d’individualités qui se fédèrent au gré des désirs individuels. Les expériences de vie se mènent désormais dans des espaces affinitaires. On vit avec celleux qui nous ressemblent, ce qui est l’opposé de la dynamique sociale qui faisait la caractéristique du syndicalisme de classe et des bourses du travail.
Vingt ans plus tard, la vague altermondialiste ne fait que s’adapter à la disparition de tout projet socialiste. Les collectifs et les individus s’associent sur une absence de tout contenu mais sur de beaux concepts.

À partir des années 1960, marquées par la vague de révolte des étudiant-es et intellectuel-les, le phénomène connaît une nouvelle phase. Jusqu’à présent, les organisations affinitaires cherchaient le plus souvent à diriger les organisations ouvrières. Désormais, leur démarche va consister à se substituer au prolétariat.

Un « mouvement social »… pour désocialiser

L’expression « mouvement social » apparaît, de nos jours, comme un synonyme de mobilisation et nous semble neutre.
Les forces politiques concrètent qui portent les mobilisations ne feraient-elles que suivre un mouvement plus profond, dont elles ne sont pas responsables ? C’est la théorisation du spontanéisme. Un spontanéisme qui a toujours fait bon ménage avec l’action parallèle d’avant-garde plus ou moins assumée.
Le « mouvement social », c’est cette vague de fond qu’il suffirait de surfer pour faire évoluer la société. La classe sociale n’a plus d’importance, ni la structuration de l’organisation avec laquelle on intervient, puisque ce qui compte, c’est de suivre un mouvement qui est censé être déjà en marche.
Peu importe, alors, l’unification de la classe et sa sociabilité. Ce qui compte, c’est la « convergence des luttes » (autre concept passé dans le langage courant).
En fin de compte, l’organisation de compte pas, puisqu’il y aurait un mouvement global en amont et une convergence en aval ! Dans ce cas-là, l’organisation du prolétariat passe au second plan, quand on ne la considère tout simplement pas comme d’arrière-garde.

La vie collective, c’est la petite équipe militante, la bande d’ami·es (les deux étant parfois les mêmes), le bar militant, qui ne propose généralement que peu d’activités au-delà de la soirée de soutien, l’asso isolée, le squat… Et ça, c’est dans le meilleur des cas, car, bien souvent, c’est la réunion de militant·es qui devient une fin en soi, le moment privilégié de la vie collective.

Nombreuses sont les personnes qui se considèrent comme des rebelles, tout en estimant que l’organisation n’est pas nécessaire, voire contre-productive.
Un large courant individualiste et spontanéiste a aujourd’hui le vent en pouple, surtout dans la jeunesse.
La phase terminale de la désintégration du militantisme.
Au lieu d’atomiser la société en familles nucléaires et en équipes d’entreprise, elle l’atomise en bandes de copain·es et en colocataires.

Ce mode d’existence a pour conclusion de produire une culture de la déprime, car, à force de rencontrer toujours les mêmes personnes pour raconter et « vivre » les mêmes choses, on finit par s’ennuyer et s’appauvrir socialement et intellectuellement.
Cette culture petite-bourgeoise est venue saper de l’intérieur les espaces de sociabilité du mouvement ouvrier.

Un sabordage en règle

Quelques exemples afin d’illustrer le processus global

Les associations : de l’entraide de classe à l’assistanat

L’institutionnalisation des associations est impulsée dès les années 1960 à travers l’officialisation de l’animation socioculturelle.

L’arrivée de la social-démocratie au pouvoir en 1981 s’accompagne d’une offensive de séduction des associations, faite d’une financement, d’une professionnalisation et aussi d’une instrumentalisation pour en faire un sous-traitant puis un remplaçant des services publics. Les associations deviennent des prestataires et des délégataires de service public. La logique des résultats, de la technicité et les appels d’offres imposent des logiques similaires à celles des entreprises capitalistes.
Les adhérent·es et usager·es se transforment de plus en plus en client·es.
Les « cadres révolutionnaires » qui dirigeaient ces associations deviennent progressivement les serviteurs obéissants des municipalités, des conseils généraux et régionaux et des ministères.
Il n’est plus question de s’attaquer aux causes de la misère, mais de la gérer pour s’assurer un emploi, un poste de responsabilité, une petite reconnaissance de notable local.

La formation

Internet a provoqué la disparition de la hiérarchie des savoirs.
Internet a aussi permis de renforcer le poids des images et, à travers elles, la domination des sentiments sur la réflexion.

Tout ce qui faisait la sociabilité du cinéma avant, pendant et après le spectacle a, aujourd’hui, presque disparu. les consommateurices croisent d’autres consommateurices sans élargir leur champ de vie sociale.

Le tourisme : toujours plus loin… dans les rapports marchands !

Un autre modèle s’était largement développé depuis 1945, un véritable tourisme social animé par la CGT. Ce tourisme est principalement représenté par Tourisme et Travail, deuxième plus important groupe de vacances en France dans les années 1980. Cette association est dirigée par la CGT et fédère des centaines de lieux de vacances financés par les comités d’entreprises (CE) mais aussi des sites dirigés par les unions départementales de la CGT.

Ce sont avant tout des responsables syndicaux, dont ceux des CE, qui lâchent le tourisme social afin que leur conception bourgeoise du tourisme soit reconnue et adoptée par les autres salarié·es. Dans ce domaine, il n’est pas besoin de développer. Il suffit d’observer la politique menée par la plupart des CE, dont certains de ceux gérés par la CGT : chèques-vacances, bons d’achats, sous-traitance aux entreprises capitalistes…

Le sport : l’enfermement physique de l’entre-soi

Dans son bulletin national, la MAIF soulignait récemment l’intérêt du sport : « Se faire du bien, oeuvrer pour sa santé, sculpter son corps, soigner son apparence. » La MAIF est une mutuelle qui se revendique de l’économie sociale et solidaire, elle est largement dirigée par des syndicalistes.

Elle fait également croire qu’il appartient à un « peuple » qui partagerait les mêmes coutumes sportives.

FSGT
Une ambiance fraternelle qui se prolongeait au-delà des entraînements. Cette expérience permettait de faire vivre ensemble des personnes qui auraient eu peu d’occasion de se rencontrer. De ces rencontres ont émergé des discussions sur les conditions de travail et de vie, c’est-à-dire la construction d’une conscience de classe au-delà des problématiques corporatistes et philosophiques où s’enferment les militant·es.
Des clubs réservés aux militant·es : une démarche en totale contradiction avec les principes de la FSGT.

La grande majorité des militant·es est désormais incapable d’aller au contact des membres de leur classe. Iels n’arrivent à le faire qu’avec celleux de leur entreprise ou de leur groupe affinitaire, parce que le système capitaliste leur impose ce type de regroupement.

Après le bilan, passons à l’action !

La désocialisation est une gangrène qui a pour caractéristique de s’autoalimenter. Le repli sur soi crée un manque de confiance dans l’action collective, mais surtout une véritable peur d’agir. Cette paralysie encourage, à son tour, une désocialisation encore plus accentuée, accompagnée le plus souvent des discours radicaux sans implication.

Créer du plaisir et de l’intelligence collectives pour créer de la confiance et élargir la contre-société en construction.
L’enjeu consiste donc à structurer, fédérer et à mutualiser les activités culturelles déjà existantes pour les inscrire dans une dynamique sociale, c’est-à-dire de généralisation à toute la classe.

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