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La République, l’islam et la laïcité – Médiapart

Islamophobie, engagements militaires de la France à l’étranger, arrogance française sur fond d’un sacré républicain, laïcité, mondialisation, quartiers populaires, récit national français, essentialisation de populations, faiblesse humaine, multuculturalisme, rationalité vs rationalisme, éducation, invisibilisation des musulmans, polémique chrétienne anti-musulmane, humour et poésie blasphématoire chez les musulmans, modernité archaïsante, laïcité d’incompétence vs laïcité d’intelligence, gouvernants incultes, terrorisme, mondialisation balkanisante, économisme, minorités musulmanes innovantes et modernes…

Jocelyne Dakhlia, Régis Debray, Edgar Morin, Benjamin Stora, Edwy Plenel et Frédéric Bonnaud ont débattu le 22 janvier en direct de Médiapart sur le thème « La République, l’islam et la laïcité ».

Voir la vidéo ci-dessous.
Je vous en propose une retranscription partielle juste après, l’idée étant de vous donner envie de regarder le débat en entier !

Extraits choisis

Ces extraits sont nécessairement sortis de leur contexte du fait qu’ils sont extraits du dialogue initial. Je ne peux que conseiller de regarder cette émission en entier.


 

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Avec :

  • Jocelyne Dakhlia, historienne et anthropologue, directrice d’études à l’EHESS, spécialiste de l’histoire du monde musulman et de la Méditerranée.
  • Régis Debray, écrivain, philosophe.
  • Edgar Morin, sociologue et philosophe.
  • Benjamin Stora, historien, spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain, dirige le Musée de l’histoire de l’immigration.
  • Edwy Plenel
  • Frédéric Bonnaud

Extraits choisis

(En fait il n’y avait rien à jeter, résultat j’ai quasiment tout transcris…)

Edgar Morin

Le rassemblement du dimanche 11 janvier, dont l’origine était tout à fait spontanée, mais qui malgré tout a été évidemment canalisé par le pouvoir, ce rassemblement avait un sens. Il voulait dire « On n’a pas le droit de tuer pour une liberté d’expression ». La parole « Je suis Charlie », en dehors de son côté puéril, signifie « Je m’identifie à une tradition d’irrespect français ». Ce rassemblement a été un peu dévié par les officiels en tête de cortège et dont certains n’étaient pas des champions de la liberté.

Mais je crois qu’il a surtout été dévié par la suite, puisqu’il a servi de tremplin à un nouvel assaut d’islamophobie. C’est-à-dire que, quand Valls a déclaré la guerre au djihadisme, au terrorisme, il dit à l’ « islam radical ». Or l’islam radical n’est pas en guerre, c’est une doctrine à laquelle on s’oppose : c’est là que cela commence à déborder.

Une autre déviation : comme si la manifestation était une manifestation en faveur des caricatures anti-islamiques, alors que beaucoup de gens pensaient qu’il faut essayer, tout en défendant la liberté d’expression, de se réguler et de ne pas offenser ce qu’il y a de sacré pour autrui, ce qui est un point fondamental pour moi.

Cet attentat signifiait que, le 7 janvier, la guerre d’Irak, de Syrie, entrait en France. Mais on n’a pas mis en question notre intervention, en se demandant si celle-ci est raisonnable. Est-ce que ce n’est pas, à la suite des Américains, recommencer les erreurs des deux Bush en Irak, l’Afghanistan, etc. ? Il y a qqch d’absurde et d’impuissant dans cette histoire, et qui est complètement masqué : on n’en parle pas, on ne parle que de politique intérieure.

Tout cela n’a pas fini d’évoluer, mais malheureusement pour l’instant cela évolue dans le mauvais sens. Le délire islamophobe a pris de l’intensité.

Jocelyne Dakhlia

Cette mobilisation, au-delà de Charlie Hebdo, c’était une manière de dire « Ça ne peut pas continuer comme ça ». Mais, qu’est-ce qui ne peut pas continuer comme ça, là-dessus, les manifestants étaient très divisés, et la classe politique française est très divisée.

Il me semble que, maintenant que l’émotion est retombée, on n’est pas en train de se battre avec le problème de fond. Le problème de fond, quand on réfléchit à la question du djihadisme, ce n’est pas du tout une question franco-française, c’est la question des engagements militaires de la France et de leurs conséquences. Irak, Syrie, Mali, Centrafrique : tout cela a un impact direct.

Régis Debray

Cette fête de la Fédération, deuxième version après celle de 1790, a réveillé ce qu’on peut appeler un « sacré républicain » : et c’est un bonheur. Le problème c’est que ce sacré est sacrilège pour une grande partie de la population mondiale.

Chaque fois qu’un collectif est agressé au-dedans par en-dehors, il se tourne vers ce qui est au-dessus ou ce qui est en-deçà. Les Américains se sont tournés vers dieu, et nous, nous nous sommes tournés vers notre gêne historique qui est Rabelais, Voltaire, la gaudriole, Charlie Hebdo, etc. Le problème, c’est si cette fierté retrouvée s’accompagne d’une nouvelle arrogance, d’une nouvelle ignorance des autres : c’est bien de retrouver un certain orgueil national, mais on a un problème si cet orgueil devient du mépris ou de l’hostilité envers ceux qui ne pensent pas comme nous, qui n’ont pas la même histoire, qui n’ont pas la même géographie.

Les principes de laïcité sont des principes de rationalité, d’objectivité, de distance, etc.
On parle des « valeurs de la République », mais on ne sait pas quelles sont elles, ni comment elles s’articulent : tout cela nage dans une nébulosité de bons sentiments, qui me semblent oublier que la République c’est une discipline, un courage, un État de droits, un ensemble de règles et de lois, et pas seulement un ensemble de bons sentiments (ça ne consiste pas à aider les vieilles dames à traverser la rue). Or j’ai peur qu’on en vienne à cette bouillie, ce bouillon de poulet un peu léger.

Quant à la politique internationale : on ne pouvait pas faire plus grand cadeau à Daesh que d’aller derrière les Américains, ce qui leur donne automatiquement une sorte de légitimité. Aujourd’hui il n’y a plus de mur entre l’intérieur et l’extérieur, de « périmètre de sécurité occidental ». Je crains que nous ne soyons pas encore au fait de la mondialisation : la mondialisation, c’est la réciprocité.
Aujourd’hui, les dessins dépassent les frontières, et peuvent être des coups de poing. Nous vivons le siècle des images, il faut réfléchir sur les images.

Benjamin Stora

Il y avait beaucoup de chagrin dans cette manifestation. Mais progressivement, en restant dans cette manifestation, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas beaucoup de jeunes des quartiers populaires. A la télévision, personne n’a parlé de cette absence : tout le monde a parlé d’une manifestation unanime, de l’ensemble du peuple français.

Il nous faut nous interroger sur ce que constitue cette fête de la Fédération, et cette rupture invisible intérieure dans la société française.

Il nous faut enseigner le fait religieux de façon laïque. Mais les enseignants ne sont pas formés, pas prêts à ça. La méconnaissance complète de l’histoire des autres. Il y a aujourd’hui en France des centaines de milliers de personnes qui sont dans une autre histoire que l’histoire du roman national français. Et à ces millions de gens là, on ne leur parle pas. Comment former les formateurs ? Afin qu’ils puissent s’adresser à des jeunes dont les parents sont issus d’une autre histoire, qui, pour aller vite, est l’histoire post-coloniale.

Il y a quelques années, les universités envoyaient des universitaires enseigner dans les prisons. Aujourd’hui, on se demande comment envoyer des imams dans les prisons. On est dans un paradoxe étonnant entre la volonté de laïcisation de la société et les mesures concrètes qui sont prises.
Autre exemple : dans les années 80, il y avait à la télé le dimanche matin une émission qui s’appelait Mosaïques. Une émission adressée aux cultures de l’immigration, en termes laïcs. Aujourd’hui, cette émission a été remplacée par une émission religieuse. Il n’y a plus d’émission qui s’adresse à des populations sur une base politique et culturelle. On ne les considère plus que comme des populations essentialisées sous la forme religieuse du terme.
On ne peut pas à la fois faire des injonction à la laïcité de séparation du politique et du religieux, et, concrètement, dire qu’on va former les imams, les aumôniers, faire des émissions de télévision religieuses. Il faut être cohérent.

Edgar Morin

Il faut enseigner le fait religieux, ce qui est une proposition ancienne mais toujours pas mise en œuvre. Et il faut prendre ça très au sérieux. Ce n’est pas seulement montrer qu’il y a une pluralité de religions, ce qui est déjà intéressant et une leçon de relativisme, c’est de montrer aussi l’universalité. Il faut faire une anthropologie de la religion : la croyance est une réalité, depuis l’Homme préhistorique jusqu’à l’Américain d’aujourd’hui. Marx avait dit « c’est le soupir de la créature malheureuse », mais c’est beaucoup plus, et l’exemple de l’Amérique nous le montre : l’Homme a beau être très fort dans sa maîtrise des choses, il est faible, infirme devant la mort, le malheur et la souffrance. Et plus on sera fort techniquement, plus cette faiblesse sera évident.

Deuxième chose, concernant l’Histoire de France : il ne s’agit pas de la modifier. Mais la France est un pays qui s’est fait Nation à partir de peuples hétérogènes. Au cours des siècles, la France a provincialisé ces peuples. À la fête de la Fédération de 1790, les représentants des différentes provinces se sont réunis pour dire « Nous voulons faire partie de la grande Nation » : l’idée de France est fondée sur l’esprit et la volonté commune.
Il ne faut pas raconter aux gamins la France du point de vue d’une Nation qui a colonisé les pays de leurs parents, mais leur parler d’une Nation qui s’est continuée par l’intégration d’une multiculturalité, alors la France continue à muer et à évoluer, et à rester Une. Dans les Constitutions du Brésil et du Maroc, il est dit que leur Nation est multiculturelle. Ce n’est pas un nouveau roman national, c’est le vrai roman national, qui est complètement occulté.

L’homo est sapiens (le savoir) , faber (le faire), mais il est aussi demens (la folie), et mystique, et que tout cela fait partie de la nature humaine. Nous avons besoin de la rationalité, mais aussi de connaître les limites de la rationalité.

La laïcité du début du XXè siècle, telle qu’elle était enseignée dans les écoles rurales par les instituteurs, telle que l’enseignaient aussi les partis socialistes, communistes, la laïcité c’était l’idée que raison, démocratie, progrès, science, tout ceci allait ensemble et s’auto-alimentait, et que le progrès était une loi historique.
Mais aujourd’hui, on sait que le progrès n’est pas une loi de l’histoire. On sait que la raison peut être pervertie. On sait que la démocratie peut être capable de décadence et de pourrissement. On ne peut plus raconter tout ça ! Il faut dire autre chose, revenir aux sources de la laïcité, qui consiste à problématiser, à montrer qu’on ne peut pas se passer de la raison, mais que, s’il faut être rationnel, il ne faut pas être rationaliste. Et ça, aujourd’hui, ni nos dirigeants ni nos enseignants ne le savent.

Du côté de l’éducation, il faut sortir de l’esprit disciplinaire, où toutes les disciplines sont closes et où tout est fragmenté. Il faut aussi enseigner le problème de l’erreur et de l’illusion. Notre connaissance est une traduction et une reconstruction de la réalité, donc on risque toujours l’erreur : il faut absolument enseigner un peu de vigilance là-dessus. C’est ça qui peut changer les mentalités, et pas seulement celles des enfants issus des migrations de 3è génération, mais chez tous les autres. On est condamnés par notre système d’enseignement, lequel n’enseigne ni les problèmes fondamentaux, qui sont fondamentalement polydisciplinaires, ni le problème de l’erreur et de l’illusion, ni la compréhension humaine. Un des savoirs essentiels est de comprendre autrui, comprendre que l’autre est différent et semblable à soi, qu’il a les mêmes capacités de souffrance et d’amour, et qu’il a aussi sa singularité.

Il y a une réforme fondamentale à faire, et si on reste dans le bla-bla habituel, on n’en sortira jamais.

Jocelyne Dakhlia

J’entends toutes ces propositions qui concernent la réforme de l’enseignement. À la fois je m’y retrouve et je ne m’y retrouve pas du tout.

Je m’y retrouve car je suis historienne et j’ai envie de faire passer des choses. Notamment le fait que les musulmans sont présents en Europe depuis beaucoup plus longtemps qu’on ne le pense. Il y a un islam européen, et un apport séculaire continu des populations musulmanes à la constitution des sociétés de l’Europe occidentale, ce qui change complètement la perspective, cette idée qu’on serait confronté aujourd’hui et de façon récente au problème de l’islam.
Il faut également sortir de cette image d’un islam qui connaît une apogée au Moyen-Âge, puis un déclin : c’est un modèle historique qui est remis en question.

Mais en même temps, je trouve qu’il y a une forme de consensus aujourd’hui pour mettre beaucoup de choses sur le dos de l’école. C’est beaucoup trop lourd, pour les enseignants, pour les élèves.
Le mal, si mal il y a, est plus profond, et il est ailleurs, il est dans le rapport de la France, et sans doute de l’Europe, non pas seulement aux religions et au sacré, mais spécifiquement à l’islam. Là, il y a véritablement un nœud, un verrou. Ce n’est pas un hasard si cette « crise de l’islam » en France a commencé avec l’école, qui est l’institution qui incarne le cœur de la République (avec la « crise du voile » en 1990). Ainsi, tout commence quand les musulmans refusent de pratiquer de manière discrète, refusent l’islam des caves, refusent de raser les murs, pour dire « Nous sommes Français, nous sommes musulmans ». Et c’est ça qui ne passe pas.

Il faut s’interroger sur le fait que, derrière cet étendard de laïcité que brandit la France, et à juste titre, il y a souvent des réminiscences de la polémique chrétienne anti-musulmane qui date du Moyen-Âge. Les arguments islamophobes reprennent, presque mot pour mot parfois, des thèmes de cette polémique médiévale. Par exemple, dans les caricatures, le fait de dessiner le prophète en chien, comme l’a fait un caricaturiste suédois en 2007, le fait d’être obsédé par la libido du prophète et par la polygamie. Tous ces arguments renvoient à une place structurelle de l’islam, qui est une place du dehors.

Dans les traditions musulmanes, il y a une tradition de l’humour, y compris blasphématoire : ni dieu ni les prophètes n’y échappent. Il y a également une tradition de poésie du blasphème. Mais nous sommes actuellement, et depuis les nationalismes émergents (fin XIXè – début XXè), dans une période où tout cela se crispe, au moins dans une tension avec l’Occident. Ce qui explique qu’aujourd’hui, dans le contexte actuel, les musulmans ne peuvent pas se reconnaître dans Charlie Hebdo.

Edwy Plenel : Quand on analyse le surgissement de l’antisémitisme moderne, on dit très souvent qu’il s’est développé sur fond d’anti-judaïsme chrétien (le peuple déicide). Est-ce que, mutatis mutandis, le surgissement d’une certaine forme d’islamophobie moderne aurait comme moteur un vieux fond de préjugés chrétiens ?

Jocelyne Dakhlia : Oui je le crains, car il y a une part d’irrationnel dans les réactions qu’on observe. Mais la place du judaïsme et la place de l’islam n’est pas du tout la même tout au long de cette histoire. Malgré tout, le judaïsme est une histoire « de l’intérieur » : il est honni et persécuté au cours de l’histoire, mais il est « du dedans ». Alors que l’islam, sur un plan théologique, prétend sortir et dépasser le christianisme, et il occupe une place « de l’extérieur » dans le regard chrétien. Cela peut expliquer, par exemple, qu’on n’ait aucune trace possible de lieux de cultes musulmans en France pour des périodes telles que XVI, XVII et XVIIIè siècles, alors qu’il y en a eu.

Régis Debray

Je voudrais un peu dénationaliser le débat, qui est un peu chauvin. Je voudrais partir de ce que Benjamin Stora disait, qui est l’affichage croissant des appartenances religieuses. Et ce n’est pas un phénomène français : c’est un phénomène mondial. On se définissait comme Maghrébins il y a 50 ans, on se définit comme Musulmans aujourd’hui. On se définissait comme Israéliens, on se définit comme Juifs. On se définissait comme Indiens, on se définit comme Indous. C’est un phénomène mondial. Le monde va vers la droite. Pourquoi ?

Il existe un phénomène consternant, c’est que la modernité libère les archaïsmes, la modernité est archaïsante. De même qu’on a vu que la mondialisation socio-économique est une balkanisation politico-culturelle, c’est-à-dire que plus on s’unifie, plus on se fragmente. On voit aujourd’hui que plus on se modernise, plus on est avides d’appartenances, avides de références, et que cette vacuité est comblée par les mémoires archaïques, qui sont beaucoup plus solides, pour l’auto-identification des gens, que des identifications précaires et récentes. Ce vide d’appartenances se comble partout par un recours fantasmatique à des racines plus ou moins fictives.

Ceci étant dit, il importe que la République, consciente de ce phénomène, garde son identité. Dans mon rapport sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque (réalisé en 2002), je disais : « La relégation du fait religieux hors de l’enceinte de la transmission rationnelle et publiquement contrôlée des connaissance favorise le fanatisme,  l’ésotérisme et l’irrationalisme ».
Je proposais qu’on passe d’une laïcité d’incompétence (où le religieux ne nous concerne pas) à une laïcité d’intelligence (où nous essayons de comprendre ce phénomène objectif). Par une approche objectivante, à partir de l’art, de la littérature, des sciences, etc. Donc il ne s’agissait pas du tout d’introduire la religion à l’école, au contraire, il s’agissait de transmettre des connaissances.

J’ai un problème avec l’officialité actuelle : c’est qu’elle n’est pas connaissante : elle est inculte. Quels sont les références de ces gens qui nous gouvernent aujourd’hui ? Ont-ils autre chose que les sondages et les élections ? Il y a une déculturation républicaine.
Les fondateurs de la République étaient des gens ancrés dans une très grande culture, religieuse y compris même s’ils ne l’étaient pas.

Quant au multiculturel : je ne crois pas au multiculturel. Ce n’est pas la tradition républicaine française, qui n’est pas fédérale, ce n’est pas la Nation qui a fait l’État, c’est l’État qui a fait la Nation. Je crois qu’il s’agirait plutôt d’inventer un récit national où chacun trouve sa place. À cet égard, le livre de Dominique Borne est remarquable (« Quelle histoire pour la France ? »). Il y montre très bien comment la France a été faite sur la base d’apports.

Benjamin Stora

Je suis d’accord quand Régis Debray dit que la modernité libère les archaïsmes. Le problème, c’est que ces archaïsmes sont aussi provoqués par les échecs du politique, que ce soit en Occident ou en Orient. En Europe, on a eu l’échec politique du socialisme, du moins dans sa version programmatique, partidaire et idéologique. En Orient, les tentatives de laïcisation par le nationalisme arabe ont été des échecs.

Frédéric Bonnaud

En vous écoutant tous les quatre, quand je pense à vos engagement, à votre jeunesse, je pensais à une phrase d’Olivier Roy, islamologue, qui disait en gros « Que voulez-vous, le djihad est la seule cause disponible sur le marché ».

Edgar Morin

Dans ce qu’on appelle, avec un mot un peu fourre-tout, le terrorisme, et dont nous avons eu des exemples européens avec les Brigades rouges, les Brigades noires, la Bande à Baader, les djihadistes, le trait commun, c’est qu’ils vivent dans un monde halluciné, un monde clos, où aucun argument du monde extérieur ne pénètre, et où tout est auto-justifié par la cause. Mais ce qui m’a frappé aussi, c’est de voir qu’il y a des gens qui ont quitté cet univers, parce qu’à un moment, une part de la réalité est entrée en eux. Tout cela ne concerne finalement qu’une minorité.
Mais, et c’est le rôle de l’éducation, il s’agit d’éviter le monde clos. Et c’est pour cela qu’il faut enseigner un monde ouvert.

Sur les archaïsmes : je pense que c’est la crise de la modernité qui provoque les archaïsmes. Quand j’ai fait une enquête en pays bigouden dans les années 60, il était alors interdit aux enfants de parler breton à l’école, une partie des jeunes bretons voulaient retrouver la musique, la gastronomie : pourquoi ? Parce que c’était une résistance à l’homogénéisation de la civilisation moderne. À ce moment là, il y avait l’idée de retrouver une identité.
Aujourd’hui, on est dans un vide total. Le vide du futur, car il n’y a plus de futur. Le vide du présent, car le présent est malheureux. Alors dans ce cas là on cherche la solution dans le passé.
La mondialisation, qui est une unification techno-économique du monde, et qui tend à homogénéiser et à raboter les cultures diverses, provoque des réactions obscurantistes et de fermeture. Ça a commencé dès 1970 avec l’Iran. Ce qui est curieux c’est que cet obscurantisme s’accommode très bien des armes modernes, des avions de chasse et de l’énergie atomique.
Partout, la balkanisation est un résultat de l’unification.

Enfin, le communisme a été une religion de salut terrestre, universelle, qui a pris une importance extraordinaire, et qui s’est brisée parce qu’elle offrait sur la terre une chose qu’on a pu vérifier étant fausse. L’échec de cette révolution de salut terrestre, comme les différents échecs dont on a déjà parlé, a provoqué justement le retour des anciennes religions.

Régis Debray

La politique a longtemps été une religion. Pas seulement le communisme. La République française a été une religion. Quand la politique cesse d’être une religion, les religions deviennent des politiques, et c’est un peu à quoi on assiste.

Ce qu’il y a de terrible, en France, et c’est pourquoi notre cas est un peu pathétique, parce que nous étions le pays de « la politique » (c’est ce que Marx disait ; l’Allemagne l’économie, l’Angleterre la philosophie, la France la politique) : la France est devenu le pays de l’économisme, un pays où la seule religion est celle des chiffres. Il y a une invasion, l’omnipotence du quantitatif, qui fait que nos politiques nous parlent comme des comptables : tout cela crée un vide. Les gens ne sont pas obsédés seulement par l’utilitaire et la consommation : il y a des gens qui ont envie de servir, qui ont envie d’abnégation, qui ont envie de s’élever. Et si la République ne leur offre plus rien, eh bien ils vont chercher ailleurs. C’est dommage, mais nous ne sommes pas tout à fait irresponsables de ce basculement.

Jocelyne Dakhlia

Je remercie Edgar Morin d’avoir évoqué la sortie du djihadisme, cette sortie du monde clos : c’est qqch qu’on doit tous souhaiter.
Je suis tout à fait en phase aussi avec ces comparaisons avec l’extrême-gauche terroriste de la fin du XXè siècle.
On est face à des phases d’engagement par la violence.

Mais il ne me semble pas que l’engagement djihadiste qu’on observe aujourd’hui s’inscrive sur du vide, sur du vide existentiel.
Et je ne suis pas du tout d’accord non plus avec l’idée qu’on est face à des archaïsmes, au retour de qqch qui viendrait simplement d’un tréfonds.
Certes les djihadistes sont dans une démarche de retour à l’histoire quand ils veulent une résurrection du Califat. Mais vouloir assimiler de manière générale ces retours au religieux, ou ces manières de se redéfinir par la religion, à des archaïsmes, il me semble que c’est d’une part faire une erreur, et d’autre part que nous ne devons pas nous priver de voir la part de modernité qu’il y a notamment dans l’islam d’aujourd’hui, et en particulier dans l’islam français, européen.

Nous sommes tellement focalisés par le risque de l’islamisme, que non seulement nous ne voyons pas la majorité, mais nous ne voyons pas les minorités les plus innovantes et modernes.
Et je voudrais quand même mentionner, sans les idéaliser, tout ce qu’il se fait par exemple en matière d’islam inclusif, ouvert aux minorités sexuelles, qui est un travail d’exégèse, un travail sur les textes, tout le féminisme musulman, toutes les formes de redéfinition du hallal, qui le tire vers l’écologie par exemple. Il y a toute cette dimension de l’islam que nous ne voyons pas et qui est très moderne. Et il y a aussi une modernité des partis politiques se réclamant de l’islam.

Je crois qu’une analyse en termes d’archaïsmes risque de nous induire fortement en erreur.

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