Triangle

Comment déconstruire le complotisme par la pédagogie

Je reproduis ici un article publié par Thomas Vescosi sur le site de l’UJFP, Union Juive Française pour la Paix.

Professeur d’histoire-géographie dans un lycée public de Seine-Saint-Denis, Thomas Vescovi a constaté chez ses élèves une véritable méconnaissance des questions politiques. Des lacunes qui ouvrent généralement un boulevard à toutes les théories conspirationnistes, leur permettant de trouver des solutions simples à la complexité du monde.
Sans jugement de valeur ou prédication rééducatrice, il a décidé d’aborder ces questions frontalement avec ses élèves. Avec un double objectif : démêler de la croyance cultuelle toute forme d’instrumentalisation politique, et politiser les croyances complotistes pour mieux les appréhender.
L’auteur nous explique les raisons de sa démarche pédagogique en trois étapes.

Déconstruire les théories du complot en politisant le complotisme

Pourquoi une telle démarche pédagogique ?

« Est-ce que vous savez qu’en réalité la Seconde guerre mondiale c’est bidon ? En fait des groupes d’influences voulaient simplement créer un énorme choc mondial afin de prendre le contrôle politique du monde. D’ailleurs même Hitler n’était en réalité qu’un pion. »

Ces propos ne viennent pas d’un de mes élèves, mais de moi. J’avais 15 ans, les manifestations contre le Contrat Première Embauche m’avaient fait plonger dans le bain de la politique et je souhaitais tout comprendre, chercher des réponses à toutes les problématiques historiques qui faisaient encore échos aujourd’hui.
Un peu trop paresseux pour multiplier les lectures, j’étais en revanche capable de passer plusieurs heures sur internet, de site en site, de vidéos en vidéos, sans vraiment m’interroger sur les sources de ce que je lisais ou visionnais.

Ce retour d’expérience débute par cette anecdote pour démonter une première idée reçue : les adolescents ou jeunes adultes qui considèrent que la totalité des problèmes politiques du monde se résument à des mots clés comme « Illuminatis », « Francs-maçons », « Bilderberg », ne sont ni des analphabètes ni des idiots.
Une partie non négligeable de mes élèves ne connaissent pas ces termes et ne s’intéressent ni de près ni de loin aux questions géopolitiques, économiques ou sociales.
En revanche, celles et ceux qui en classe essaient régulièrement d’introduire dans mon cours des visions complotistes ont, qu’on le veuille ou non, cherché à un moment donné des réponses à leurs interrogations. Oui, ils sont curieux et souhaitent comprendre le monde.

Ce que je propose ici n’est pas une « solution miracle », elle n’est qu’une proposition pédagogique parmi d’autres. En revanche, je tiens à insister sur deux prérogatives : aucune démarche ne peut être efficace si le souhait de l’enseignant est d’apporter « la vérité » aux élèves, de les prendre de haut voire de les juger.
Si le travail de fond effectué a pu porter ses fruits, c’est parce que je n’ai jamais considéré que les convictions de ces élèves étaient des signes d’une profonde inculture.

Chaque élément a été traité comme un sujet de recherche. Exemple : « Jay-z et Rihanna sont membres de sociétés occultes visant à accélérer la venue de l’Antéchrist ».
Très bien, commençons par bien comprendre qui sont Jay-Z et Rihanna, qu’est-ce que l’Antéchrist, qui sont les individus ou groupes qui les relient ensemble, pourquoi, par quelle argumentation… Oui, le travail fut long et harassant, mais il n’y avait selon moi pas d’autres solutions pour déconstruire et parler de politique.

Deuxièmement, ce qui a pu fonctionner avec certains élèves ne peut pas automatiquement fonctionner avec tous les élèves, et surtout avec tous les niveaux.
L’année dernière, une activité sur la même thématique conduite auprès d’élèves de 4e et 3e n’a pas fonctionné. Ils ont volontairement participé, mais au final, il a été impossible d’instaurer une discussion apaisée. D’une part, les élèves ont semblé trop jeunes pour les thèmes abordés, d’autre part la manière de les aborder n’a pas été pertinente.
Cette fois, des règles ont été fixées dès le début de la séance pour que les échanges puissent être efficaces.

Ni l’éducation au média, ni les théories complotistes ne font parties du programme scolaire de mes classes. Dans l’idéal c’est un travail à long terme, partant des élèves, qui devrait être la priorité.
Ici, dans les une à deux séances qu’il a été possible de libérer, le format proposé est loin d’être pédagogiquement idéal, mais permet au moins de se confronter aux certitudes de ces élèves et d’engager une discussion apaisée.

Chaque élève dispose d’une feuille et d’un stylo où il devra, tout au long de la séquence, noter ses critiques, interrogations ou remarques. De mon côté, je leur propose un exposé en trois parties (on ne se refait pas) et demande à ce qu’on ne me coupe pas la parole.
À la fin de chaque partie, le débat est ouvert, je me retire et laisse chaque élève qui le souhaite exprimer son point de vu, critiquer mon exposé ou au contraire le soutenir.

Étape 1 : Historiciser les croyances

Le plus complexe est de savoir par où débuter. Pour ma part, il m’a semblé utile de faire un peu d’histoire pour inscrire dans le temps ce qui apparaît comme une conviction nouvelle.

Parmi d’autres choses, la référence à la fin du monde revient régulièrement chez mes élèves et peu importe leur confession. D’une certaine manière, cela agit comme l’élément central qui distinguerait les « bons croyants des autres égarés qui ne comprennent pas ». En bref, des « sociétés occultes » sont accusées d’agir pour l’arrivée du faux messie et d’accélérer la fin du monde.

L’objectif de cette première partie est de démêler ce qui dépend de la croyance de chacun et l’instrumentalisation politique qui peut en être faite.
Pour illustrer cette partie, je débute par l’exposition de trois cas intéressants.

Le premier est la fondation de l’Empire fatimide en 909, en Ifriqiya, l’actuelle Tunisie, par Ubayd Allah al-Mahdi. Ce-dernier était un musulman chiite qui parvint à rassembler autour de lui plusieurs tribus en affirmant être guidé par Dieu pour prévenir de la fin du monde. S’il mourut en 934, il laissa derrière lui un empire qui régna du Maroc au Proche-Orient, avant de s’effondrer en 1171.

Le second exemple est tiré du millénarisme chrétien. Au XIXème siècle, l’Empire Ottoman ne cesse de perdre des territoires et les crises se multiplient (famines, révoltes). Pour certains groupes chrétiens, ce sont les signes de la fin du monde. Dans ce cadre, ils s’engagent à préparer l’arrivée du messie qui tient, selon eux, au rassemblement en Palestine de toutes les communautés juives. Ainsi, dès 1860, des petits groupes de chrétiens millénaristes s’installent à Jérusalem. Cet exemple permet de faire un lien direct avec une question sensible qui passionne généralement les élèves : le sionisme et la création d’Israël. Après avoir rappelé que la Palestine a toujours compté une petite communauté juive, il a été question du sionisme. Pour être bref et compréhensible, le sionisme peut être défini comme un mouvement nationaliste issu de juifs européens, revendiquant le droit de disposer d’un Etat pour les Juifs après que l’antisémitisme les a renvoyés à une appartenance ethnique alors qu’ils se considéraient comme assimilés et intégrés.
En expliquant clairement ces deux processus, les élèves ont compris que : 1 – sionistes et millénaristes chrétiens ne sont pas identiques, les premiers étant historiquement athées ou non pratiquant ; 2 – Mais il y a pu y avoir des liens de convergence politique entre les deux mouvements.

Le troisième exemple les a davantage intéressé. En retraçant, sans nommer immédiatement son patronyme, le parcours de Abu Baqr al-Baghdadi, actuel leader de Daesh, il s’agit d’expliquer aux élèves qu’il existe une vaste littérature, fruit d’enquêtes de terrains effectuées par des journalistes, qui apportent des éléments concrets de compréhension sur l’homme et le mouvement fanatique qu’il a mis en place. Combattant Irakien lors de la guerre de 2003, prisonnier de l’armée américaine, recrue d’Al-Qaeda à sa libération puis fondateur de l’Etat islamique en Irak et au Levant, auto-déclaré calife en 2014, l’homme agite les fantasmes politiques des réseaux complotistes : marionnette d’Israël et des Etats-Unis ? Espion de la CIA ?
Le lien avec les deux précédents exemples tient dans la place qu’occupe l’apocalypse dans les discours de Daesh et du mahdisme. Le mahdisme est une croyance en la venue prochaine d’un rédempteur censé remplir la terre de justice. Lorsque le groupe est créé en 2006, les propagandistes de Daesh annoncèrent l’arrivée imminente du messie, ou mahdi, et donc de la fin des temps, afin de motiver des musulmans de par le monde à rejoindre leur rang pour « combattre les infidèles ».

Après avoir exposé ces trois exemples, les élèves ont débattu autour de cette problématique : « S’agit-il de questions religieuses ou politiques ? ». Unanimement, ils ont admis qu’il n’y avait rien de strictement religieux, mais plutôt une instrumentalisation du religieux à des fins politiques.

L’idée pour moi était ainsi de faire le lien avec toutes ces vidéos Youtube qui expliquent que la fin du monde est proche et qu’il faut donc soutenir tel ou tel Etat contre telle ou telle coalition. Précisons qu’il ne s’agit pas d’expliquer que la « fin du monde » ou « l’arrivée du messie » sont des mythes, je ne serais pas capable de le prouver. Ce qui compte ici est de faire comprendre aux élèves qu’ils doivent se méfier de ceux qui s’appuient sur leurs croyances personnelles pour faire de la politique.

Étape 2 : Comprendre « le » politique

Cette deuxième partie a débuté par une brève explication de la naissance des différentes sociétés qui voient le jour en Europe de l’Ouest au XVIIIe siècle.

En Allemagne, en Angleterre ou en France, des intellectuels aspirent à faire évoluer les mentalités et leurs sociétés pour limiter l’influence du religieux au profit de la rationalité. Entre autres exemples : cesser de considérer que le pouvoir du roi de France émane de Dieu, au profit d’un roi des Français qui agit pour le peuple en adéquation avec les volontés de représentants élus par le peuple.

Deux sociétés sont prises comme exemple. La première est celle d’Adam Weishaupt, créé en Bavière en 1776, et qui se nomme les Illuminés, dont le terme devient en anglais Illuminati. En exposant rapidement les motivations des adhérents à cette société, l’objectif est d’inscrire dans le temps et dans une époque spécifique ce mouvement. Précisons que les Illuminés ne connurent pas un grand succès au point que le groupe se dissout pour rejoindre d’autres réseaux. Le second groupe est celui de la franc-maçonnerie, né en 1717 à Londres.

Deux éléments doivent être explicités d’emblée aux élèves. Premièrement, pourquoi créer des « sociétés » dont l’action semble secrète ? Raison simple : à cette époque, les partis politiques n’existent pas, pour se regrouper entre individus partageant des aspirations, on développe ces types d’organisations.
Deuxièmement, pourquoi accuse-t-on ces groupes d’être « sataniques » ? Entre autres choses, il s’agit ici d’interroger les élèves : imaginez une société où la religion est le pilier central et un groupe d’hommes s’organisent pour limiter les pouvoirs de l’Église, quelle pourrait être la réaction de celle-ci si ce n’est que d’accuser ces groupes d’être liés au diable, surtout lorsque l’on sait qu’une partie significative des fidèles demeurent analphabètes et éduqués uniquement par la voie biblique. D’eux-mêmes, les élèves ont semblé avoir saisi le caractère éminemment politique de cette époque : tout étant une question d’influence sur les sociétés et de rapport de force politique.

Il est important de s’arrêter sur l’événement qui jusqu’à aujourd’hui semble cristalliser les fantasmes complotistes : la Révolution française. Après avoir rappelé les principales idées des révolutionnaires, il faut expliquer la condamnation de la noblesse française et des milieux catholiques conservateurs. Pour ces-derniers, la révolution n’est qu’un complot de sociétés occultes où s’entremêlent juifs et francs-maçons. Il ne s’agit pas ici de nier l’influence franc-maçonne sur les motivations révolutionnaires, et notamment le projet républicain, mais de replacer cela dans un cadre politique. « Lorsque les populations manifestent ou se révoltent, pensez-vous qu’elles soient contraintes de le faire par un pouvoir occulte ? », « Lorsque des femmes marchent jusque Versailles pour ramener le roi à Paris, pensez-vous qu’elles soient payées par un groupe secret ? ».

Évidemment, des sociétés, telle que la franc-maçonnerie, ont œuvré à la diffusion dans la population de leurs idées, mais à l’origine des évènements, on retrouve un mécontentement général contre le roi. « S’agissait-il d’un complot contre la religion ? ». La présentation d’une figure révolutionnaire comme l’Abbé Grégoire démontre facilement qu’il n’en est rien, et que l’objectif principal était de combattre la toute-puissance politique d’une élite catholique.

Enfin, il faut de nouveau inscrire dans le temps ces évènements en montrant aux élèves que la défaite de cette élite catholique lors de la Révolution française cristallise jusqu’à aujourd’hui toutes les grandes batailles politiques en France. Pour simplifier, de l’installation de la République jusqu’au mariage pour tous, en passant par la laïcité et l’Interruption Volontaire de Grossesse, les milieux religieux conservateurs ont toujours mobilisé leurs fidèles et leurs réseaux par des incantations cultuelles : « l’œuvre du diable », « vision satanique », « attaque contre la parole biblique »…

Ce dernier point est particulièrement clivant, notamment parce que dans mes classes, certains élèves sont opposés au mariage homosexuel ou à l’IVG. Il ne s’agissait donc pas de les pointer du doigt comme des réacs’ mais de replacer leurs convictions dans un cadre politique, bien qu’elles puissent avoir leur foi pour origine.

Enfin, on peut illustrer les fantasmes liés à ces luttes politiques par l’œil de la Providence ou Œil omniscient, le fameux triangle. Dès que le symbole a été projeté au tableau, les premiers commentaires ont fusé : « Le symbole des Francs-Maçons ! », « Mais non, c’est les Illuminatis ! ». Mon travail a été de retracer l’origine de ce symbole, apparu dans sa forme actuelle entre les XVIIe et XVIIIe siècle.
Les premiers à l’avoir employé semblent être des groupes catholiques, le triangle symbolisant la Trinité, et l’œil l’omniscience divine. Des confréries franc-maçonnes, visiblement pour se démarquer des accusations de « satanisme » qui leur ont été faites par l’Eglise ont, à partir de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXème siècle, utilisé cette symbolique pour marquer leur attachement à Dieu. Cette récupération a ouvert la voie aux extrapolations complotistes qui recherchent partout (monuments, films, clips de musique) l’apparition de ce triangle.

Deux exemples m’ont semblé significatifs. Le premier est le rappeur Jay-Z. En 2008, il quitte la présidence du label Def Jam Records et crée Roc Nation. Le rappeur décide de prendre comme logo un diamant. Dès ses premiers concerts, il demande au public de représenter avec leurs mains en l’air un diamant, dont la forme peut être assimilée à un triangle. Il n’en faut pas plus aux réseaux complotistes pour y voir un ralliement de l’artiste à des sociétés occultes et sataniques. Généralement, l’explication du symbole du diamant a suffit pour que bon nombre d’élèves rient aux éclats en avouant être honteux d’avoir pu croire à tout cela.

Le deuxième exemple est le billet d’un dollar. Plus précisément, le verso du billet, où est représenté une pyramide incomplète surmontée par l’œil de la providence. Les élèves connaissaient de nombreuses théories différentes sur sa symbolique : « gouvernement mondial », « plan de domination où le peuple est en bas et EUX en haut »… Un rapide coup d’œil dans quelques manuels d’histoire des Etats-Unis m’a permis de retrouver une trace de l’origine de cette symbolique, insérée sur le billet en 1935. La pyramide est composée de 13 étages, symbolisant les 13 premiers Etats qui formaient les Etats-Unis lors de l’indépendance. La volonté d’insérer l’œil de la providence au sommet de la pyramide a une double signification : faire un clin d’œil aux nombreuses confréries franc-maçonnes présentent aux Etats-Unis, et dont Roosevelt était lui-même membre ; rappelez aux citoyens américains qu’au-dessus d’eux et du gouvernement élu, il y a Dieu, et qu’il voit leurs actes. Au pied de la pyramide, on trouve la formule « Novus Ordo Seclorum », signifiant le « nouvel ordre des âges », référence à la volonté états-unienne d’incarner l’ouverture d’une nouvelle ère géopolitique.
Par ce biais, on peut faire un lien avec la thématique du « nouvel ordre mondial », définit comme un concept géopolitique visant à unifier les gouvernements et les nations du monde sur un ensemble de valeurs communes.

Naturellement, chacun est libre d’avoir une opinion sur les États-Unis et leur vision du monde, mais en expliquant point par point ces significations, on permet l’ouverture d’un débat apaisé et rationnel. Et surtout, on parle de politique et d’éléments concrets.

Étape 3 : Chercher des pistes de sortie

Ici, il s’agit de reprendre les quelques raisons qui peuvent motiver les élèves à croire aux théories du complot, et de démêler les vrais problèmes des fausses solutions.

Premièrement, la quasi totalité de mes élèves ne comprend pas le fonctionnement du monde médiatique. Ils ne connaissent pas de journaliste et le monde de l’information leur semble inaccessible. Ils ne voient pas la différence entre un article tiré du Monde.fr et écrit par un journaliste, d’une note anonyme postée sur un blog à peu près professionnel. Cela découle selon moi, d’un énorme manque de confiance envers la parole journalistique. À leurs yeux, les grands médias ne sont pas crédibles et leur logique est imparable : si des sociétés occultes dirigent le monde, ils contrôlent aussi les médias, donc toutes les chaînes d’information et la presse dite mainstream sont au service de ce pouvoir occulte afin de façonner nos esprits.

Ma première approche a été d’avouer aux élèves que moi aussi, leur professeur, il m’arrivait de ne pas faire confiance à certains médias, notamment lorsqu’on voit que la plupart d’entre eux sont contrôlés par les plus grandes fortunes du pays. Ce propos s’est appuyé sur la carte du paysage médiatique réalisée par Acrimed. Puis, des exemplaires du Figaro, de Libération, de L’Humanité et du Monde leur ont été présentés. Une partie non négligeable a immédiatement placé Le Figaro à droite de l’échiquier politique, et Libération plutôt à gauche. Ils ont placé L’Humanité plus à gauche encore par une analyse des unes du journal. Pour Le Monde, ils ont botté en touche. L’idée était de leur faire comprendre que dans ces journaux travaillent des journalistes qui ne cherchent pas à nous manipuler mais à apporter une analyse de l’information en fonction de leurs intérêts politiques, même si le cas du Monde fut nuancé.

Puis arrive la question des complots et des scandales. « A votre avis, quel est l’objectif principal d’un journal ? ». Unanimement, les élèves ont répondu : « Faire de l’argent ! ». À partir de là, l’idée était de leur faire comprendre que pour « faire de l’argent », il fallait vendre beaucoup d’exemplaires et donc s’attacher à respecter deux principes : révéler des informations avant les concurrents, ou traiter les informations différemment, et vérifier les informations transmises pour rester crédible. Là encore, il ne s’agit pas d’être l’avocat des journalistes et expliquer qu’il arrive que des médias se trompent dans leurs analyses ou leurs interprétations de certaines informations.
Pour clore cette partie médiatique, on peut évoquer les cas d’Edward Snowden ou Julien Assange. Sans chercher à me positionner dans ces affaires, ces exemples démontrent que lorsque des individus souhaitent révéler un complot ou parler d’un scandale, ils ne font pas une vidéo sur Youtube ou ne postent pas un article anonyme sur un blog : ils contactent des médias pour que l’opinion publique soit informée.
Dans la foulée, on peut parler de Médiapart ou Le Monde diplomatique, des médias indépendants qui prennent soin de vérifier leurs informations, ou Wikileaks. Une élève s’est alors lancée dans une réflexion plutôt convaincante : « Si on croit que des sociétés contrôlent le monde, pourquoi ils laisseraient des individus tout révéler sur Youtube ou des blogs ? Si demain j’ai un pouvoir international, je ferais supprimer ces vidéos et ces articles. Alors qu’en fait, tout ça, c’est toujours en ligne depuis des années… »
Pour appuyer cette argumentation, la vidéo produite par l’agence de presse Premières Lignes, accusée d’avoir joué un rôle occulte dans l’attentat contre Charlie Hebdo, s’avère pertinente.

La deuxième raison qui peut pousser les élèves à croire dans ces théories tient à la volonté de comprendre le monde par des raisonnements simples. Il faut insister et le répéter : non, le monde n’est pas binaire. Il n’y a pas d’un côté « l’axe du bien » contre « l’axe du mal », mais près de 193 Etats qui agissent pour leurs intérêts. Chaque pays, chaque groupe politique, chaque individu dans le monde cherche à défendre son intérêt, qu’il soit personnel ou collectif. Parfois, les intérêts de différents pays se rejoignent, parfois non. Le terrain syro-irakien actuel est une bonne illustration pour qu’ils comprennent que les situations sont compliquées et qu’il est nécessaire de se méfier des raisonnements binaires. En bref, en Syrie, le gouvernement de Assad est soutenu par la Russie et l’Iran qui se réclame du chiisme. Ils affrontent les rebelles syriens qui sont majoritairement musulmans sunnites, et sont soutenus notamment par la Turquie, la France et les Etats-Unis. Mais dans le pays voisin, l’armée irakienne est majoritairement chiite (donc comme l’Iran), et elle combat Daesh avec le soutien des Etats-Unis, de la France et de l’Iran.

Pour finir, la troisième raison tient selon moi à une démarche égoïste et une volonté d’être détaché de ces questions. Croire en un super complot Illuminati, sioniste ou franc-maçon revient à attribuer à des êtres humains une puissance quasi divine, et permet de justifier l’affirmation selon laquelle : « on ne peut rien faire, ils contrôlent tout et savent tout ». Cela permet également de n’avoir jamais à se remettre en cause sur ses propres actes, ni regarder dans quelles mesures nous pouvons être égoïstes et fainéants face aux problèmes politiques. En pensant qu’« ils » sont plus forts, on se rassure dans le fait de ne rien faire concrètement, hors de la sphère du web. En bref, on injecte une pensée de défaitiste. La question étant : « à qui cela profite ? ».

Constat : Pas de solution miracle

Que les choses soient claires : aucun travail pédagogique ne pourra être véritablement utile pour les élèves si la parole politique et le discours médiatique ne s’imposent pas une profonde remise en question. Dans mes activités, il ne s’agit pas de distiller la vérité contre une pensée corrompue ou falsifiée, mais d’amener chez mes élèves passionnés par les théories du complot : le doute. Le doute sur ce qu’ils voient, entendent, lisent, qui est le point de départ d’une pensée critique. Chez celles et ceux qui ne s’intéressent pas à tout cela, c’est un plan de prévention qui est proposé. Il semble avoir été bien reçu. En effet, entre chacune de mes parties, lorsque les élèves avaient toutes libertés pour s’exprimer, ils m’ont demandé de détailler certains points ou de poursuivre l’exposé.

À la fin de l’activité, mon travail de fond préalable sur le conspirationnisme m’a permis d’expliquer toutes les théories sur lesquelles ils avaient des certitudes : « Le 11 septembre est un complot de la famille Bush », « Daesh a été créé par Israël », « Les Etats-Unis n’ont jamais marché sur la Lune », « Le pouvoir de Skull and Bones aux Etats-Unis », « Les attentats de Charlie Hebdo ont été mis en place par François Hollande pour stigmatiser les musulmans »…

Ne soyons pas naïfs, dès qu’ils sortent de la salle de classe, les élèves sont de nouveau confrontés à un amoncellement d’informations contradictoires et complexes.
Moralité : c’est un travail de fond, qui doit être mené tôt, afin non pas de faire de la politique face aux élèves, mais d’expliquer ce qu’est « le » politique avec les élèves.

Thomas Vescovi

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