Organisons-nous !

« Organisons-nous ! » Introduction & Avant-propos

Retrouvez ici la présentation générale et le sommaire de l’ouvrage.

Avant-propos : d’où vient ce livre ?

Un parti pris

Ayant commencé par travailler dans le secteur institutionnel de la culture (celui qui sépare les artistes professionnel·les du « public »), j’ai bien vite rejoint celui des associations, des pratiques artistiques amateures et populaires, de l’animation socio-culturelle et du travail social ; cela m’a amenée à faire le lien entre émancipation et solidarité. Ouvrir les lieux d’apprentissage et de diffusion de la musique aux personnes en situation de handicap, favoriser l’implication des résident·es des foyers de jeunes travailleurs dans leurs lieux de vie : j’ai tâché, par mon rôle d’animatrice de réseaux et de formatrice, de favoriser chez les professionnel·les du travail social et de l’animation des pratiques et des postures qui s’approchent autant que possible de celles des démarches militantes de l’éducation populaire, au sens des pratiques culturelles et politiques des classes sociales dominées visant leur émancipation et la transformation sociale. Au fil des pratiques, des rencontres et des lectures, j’ai développé en parallèle une conception engagée de l’éducation populaire [3] et je me suis impliquée dans des dynamiques et des organisations militantes.

Dans les cercles où j’évoluais alors, les milieux associatifs de l’éducation populaire, mais aussi ceux de la démocratie participative et de la politique de la Ville, le community organizing [4] est devenu un des sujets à la mode à partir du début des années 2010. Beaucoup s’intéressaient à Saul Alinsky, premier théoricien du community organizing, à ses séduisants préceptes pour la « participation » des classes populaires à la démocratie et à ses méthodes fortement volontaristes pour la mobilisation, la réalisation de campagnes revendicatives et la construction d’organisations. Suite à l’expérimentation de ces méthodes à Grenoble dès 2010, un groupe s’est créé à Paris : je l’ai rejoint en 2014 et en suis devenue dès 2015 une des trois premières permanentes. Après plusieurs mois de formation est née une association, devenue l’Alliance citoyenne d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. J’y ai exercé le métier d’organisatrice de community organizing pendant deux ans.

Ces deux années m’ont profondément déstabilisée, mettant à mal mon éthique à la fois militante et professionnelle, notamment parce que l’Alliance citoyenne rationalisait le militantisme pour atteindre une prétendue efficacité plutôt qu’une cohérence avec la finalité officiellement poursuivie (transformation sociale, développement des luttes et des alternatives). Quinze ans plus tôt, pendant mes études de gestion, j’avais déjà été confrontée à cette éthique de la rationalisation à tout-va, de la réduction des coûts et des efforts et de la maximisation d’une efficacité mesurée à l’aune de critères jamais questionnés : je ne m’étais pas attendue à la retrouver dans un cadre militant.

Souhaitant comprendre si l’organizing pouvait désigner d’autres pratiques que ce sacrifice de l’éthique sur l’autel de l’efficacité et que cette inversion des fins et des moyens, je suis partie aux États-Unis [5] , à l’automne 2017, pendant quatre mois, dans l’optique de découvrir la diversité des labor & community organizings (c’est-à-dire du syndicalisme et de l’associatif revendicatif). C’est ainsi que j’ai rencontré, à Boston, à New York et à Chicago, de nombreu·ses organizer·es professionnel·les et militant·es expérimenté·es, et suivi les activités de diverses organisations se revendiquant de l’organizing [6]. J’ai pu en conclure que l’organizing aux États-Unis ne pouvait effectivement pas être réduit à ce que j’avais pratiqué en France. Depuis mon retour, j’ai par ailleurs travaillé dans des ONG, dans lesquelles peut également parfois se poser la question de l’adéquation des fins et des moyens.

Dans cet ouvrage, j’ai voulu apporter ma pierre aux questions qui se posent dans les actions militantes, notamment en ce qui concerne la tension entre deux écueils : celui du dirigisme et celui du spontanéisme. C’est pour moi un point d’étape, un état des lieux des réflexions forcément inabouties résultant de mon parcours. Ce n’est pas un ouvrage scientifique, et mon propos est avant tout construit à partir de mon expérience et de celle de mes collègues et camarades qui comme moi se confrontent aux contradictions qui apparaissent toujours quand on agit. Si dans cet ouvrage je ne cite pas beaucoup de sources, c’est parce que plutôt que de ne citer que les plus légitimes d’entre elles (livres et publications), et faute de pouvoir citer les échanges incroyablement riches que j’ai eu si souvent et avec tant de personnes (sauf concernant les observations faites aux États-Unis[7]), je fais le choix de n’en citer quasiment aucune (exception faite de quelques livres dont je conseille vivement la lecture). Ce choix correspond pour moi à une posture d’éducation populaire qui non pas dénigrerait le savoir « savant », mais considère que d’autres savoirs sont également valables, légitimes et nécessaires.

Dans les valeurs et les idéaux qu’il défend, cet ouvrage s’inscrit dans une conception communiste-libertaire [8] de l’émancipation et de la transformation sociale. Pour ce faire, il fait appel à un certain nombre d’idées et de concepts qui sont tracés ici à gros traits, simplifications qui m’ont paru nécessaires pour ne pas alourdir mon propos, alors qu’ils font l’objet par ailleurs de nombreux et riches débats.

Afin de contribuer aux réflexions liées aux pratiques militantes, j’ai voulu lier le meilleur des principes stratégiques de l’organizing étatsunien aux démarches émancipatrices d’éducation populaire, afin de donner des pistes pour s’organiser et agir concrètement dans le sens d’une transformation sociale qui soit réellement émancipatrice et ne se laisse pas piéger par les mirages du néolibéralisme. Si j’évoque des pratiques militantes, mon ambition n’est pas de transmettre des méthodes ni des recettes à appliquer. En effet, les outils et les méthodes peuvent être utilisés à des fins diverses ; or, ici, ce n’est pas l’intention qui compte, mais le résultat des actions menées. L’ambition de cet ouvrage est que chacun·e y trouve des pistes dont il·elle puisse s’inspirer, des grilles d’analyse lui permettant de rechercher une certaine efficacité dans ses pratiques collectives – une efficacité qui ne devienne pas un but en soi, ni une finalité sans objet.


Introduction

La fin d’un monde ?

Le mouvement ouvrier, dans ses formes traditionnelles, est en déclin. La fin du compromis fordiste [1] et la victoire culturelle du néolibéralisme nous enracinent toujours plus dans une société du « Chacun pour soi » et du « Quand on veut, on peut ». Le libéralisme prétend que la société n’est qu’un agrégat d’individus, pour qui « faire société » ne consiste en rien d’autre qu’à négocier des compromis. Mais le modèle capitaliste et productiviste a conduit à une explosion des inégalités, à une montée des régimes autoritaires, à des catastrophes écologiques en cascade, à une surexploitation des ressources planétaires ; le monde du vivant est en péril, tandis que les tensions sociales s’exacerbent.

Dans ce cadre libéral, beaucoup assument sans complexe ne pas se préoccuper de rechercher un quelconque intérêt général, au sens d’un compromis qui serait le meilleur possible pour tou·tes [2]. Quant à l’idéal démocratique, il semble se limiter à un libre espace d’expression et de négociation. En politique, le clivage gauche/droite a été vidé de son sens puisque tout le monde, ou presque, est désormais libéral. Le concept de lutte de classe, autrefois fondamental pour penser la société, est devenu ringard. Les collectifs de travail s’effritent toujours plus du fait de la sous-traitance et de la précarité, et le syndicalisme se réduit principalement à un cadre de défense pour les salarié·es des grandes entreprises, notamment celles et ceux qui ont des « statuts » particuliers ; pour les autres, c’est déjà trop tard.

Le malaise est profond. La volonté de transformation sociale est forte, mais elle a perdu ses anciennes boussoles et peine à s’en reconstruire de nouvelles.

Cependant, de nouveaux champs de lutte se sont ouverts ces dernières décennies : féminisme, antiracisme, écologie poussent le mouvement social à explorer de nouveaux champs. Des ZAD aux alternatives individuelles et locales en passant par l’action associative, nombreu·ses sont celles et ceux qui ne se résignent pas. Mais l’horizon semble bouché, rares sont les expériences émancipatrices sur lesquelles construire un espoir concret, et la croyance dans la possibilité de tout changer continue de s’affaiblir. Le flou politique qui prévaut ne permet pas toujours d’éviter que la contestation soit récupérée et digérée par un capitalisme qui se renouvelle en permanence.

Dans la dernière décennie et même au-delà, la créativité contestataire la plus frappante est venue des mouvements d’occupation des places. À partir de 2011, les Printemps arabes font émerger des révoltes en Tunisie, en Égypte, en Syrie, en Algérie, en Lybie, au Maroc, au Yémen, à Bahreïn. En 2011 également, le mouvement des Indigné·es naît en Espagne, suivi de près par Occupy Wall Street aux États-Unis. En France, le mouvement Nuit debout éclot au printemps 2016 : une décennie après les révoltes des quartiers populaires de 2005, c’est une nouvelle réplique, sur un autre terrain, d’une puissante contestation sociale aux formes non conventionnelles. Par ailleurs, on voit se développer un certain nombre de mouvements se disant « citoyens » et refusant de s’organiser derrière des chefs, tels celui des Gilets jaunes et les mobilisations contre le dérèglement climatique. Ce sont de puissants cadres de mobilisation collective, dont l’originalité est de ne pas être structurés dans et par des organisations : attachés à fonctionner autant que possible de façon « horizontale », ils refusent de mettre la force qu’ils constituent entre les mains de représentant·es et se tiennent à distance des partis et des syndicats qui étaient jusque-là les vecteurs naturels des revendications populaires.

Car c’est là aussi une spécificité de ces mouvements dits citoyens : ils ne situent pas leur action dans le champ de l’affrontement entre capital et travail, mais le plus souvent dans celui qui oppose les 99 % et les 1 %, le peuple et l’oligarchie. On y revendique la qualité de « citoyen·ne » tout en affirmant une forte remise en cause de la démocratie représentative telle qu’elle existe en France, une démocratie d’ascendance aristocratique qui méprise le peuple, l’infantilise, le considère comme une foule émotionnelle qui ne sait pas ce qui est bon pour elle-même. Beaucoup dénonçant des mécanismes défaillants, un manque d’outils ou de formation, revendiquent une amélioration de l’accès à la parole publique et recherchent de nouvelles formes démocratiques. Mais il ne s’agit pas ni d’un regrettable malentendu, ni d’une insuffisance technique : ce qui se joue, aujourd’hui comme hier, concerne les mécanismes d’oppression qui structurent notre société et rendent impossible un réel fonctionnement démocratique.

Évidemment, poser de nouvelles règles démocratiques permettrait d’améliorer des choses, mais cela ne suffira pas pour les changer en profondeur. Cette tension entre réforme et révolution traverse toutes les époques et les mouvements sociaux.

Agir contre toutes les dominations à l’heure néolibérale

Alors qu’il y a longtemps que le mouvement social n’a pas obtenu de grande victoire, il est difficile de passer à l’action. Les routines militantes des organisations traditionnelles sont considérées par certain·es comme inefficaces, incapables de dépasser leurs objectifs propres, arc-boutées sur une société salariale dont beaucoup de « nouveaux militant·es », qui n’ont connu que le néolibéralisme, ont déjà fait le deuil. Du « vieux monde », celui du compromis fordiste et de la solidarité instituée, à la « start-up nation » où il faut être « entrepreneu·se de soi-même », comment inventer de nouveaux modes de lutte, à la fois efficaces et démocratiques ?

Beaucoup de solutions, de méthodes, de techniques sont proposées sans toujours rompre avec l’air du temps néolibéral. D’autant plus qu’adapter nos méthodes au néolibéralisme ambiant porte le risque de nous adapter à lui et d’abandonner toute perspective de le dépasser, de renoncer à considérer la réalité des rapports sociaux d’oppression et d’exploitation et la nécessité de les faire reculer.

En revendiquant une autonomie qui se construirait par opposition aux contraintes (conception libérale dans laquelle les régulations collectives sont perçues comme des atteintes à la liberté individuelle), plutôt qu’une autonomie qui se construirait par opposition aux oppressions (conception libertaire qui affirme que la liberté n’est possible que dans l’égalité avec les autres), certaines propositions politiques reconduisent une tension entre libéral et libertaire, en éludant la question de l’intérêt général et de ce que devrait être une société démocratique. Alors que l’autonomie libertaire est forcément collective, inséparable de la construction d’une solidarité et d’une entraide, l’autonomie libérale est une atomisation des individus : elle est la victoire culturelle d’une méritocratie individualiste.

Ainsi, en mai 2018, Emmanuel Macron présentait son Plan pour les banlieues comme « une politique d’émancipation et de dignité ». Si le mot « émancipation » a de nombreuses significations, celle du Président Macron est libérale : il s’agit de se prendre en main, d’être des winners, de ne pas attendre que les choses nous tombent « toutes cuites ». Selon cette logique, on est émancipé·e quand on cherche seul·e du travail, quand on accepte de galérer pour pouvoir s’en sortir plus tard ; on est digne quand on encaisse les mauvais coups du sort sans tout envoyer promener. Seule compterait la volonté, il n’y aurait pas d’autres causes que des causes individuelles, pas de responsabilité collective à agir. L’émancipation libérale n’est pas une libération, mais une libéralisation : elle propose un modèle social dur, où chacun·e est seul·e pour s’en sortir.

Comment, à l’heure du néolibéralisme, agir concrètement pour l’émancipation et la transformation sociale ? C’est à cette réflexion que veut contribuer cet ouvrage.


Notes

[1] Le compromis fordiste au sens large désigne un accord tacite selon lequel les travailleu·ses se plient aux exigences du capitalisme en termes de productivité, en « échange » de salaires plus élevés, d’un certain nombre de droits et de l’illusion d’un progrès social continu. La fin du compromis fordiste se caractérise par le fait que les classes dominantes ne se soucient plus de légitimer leur domination par une part de redistribution ; à quoi s’ajoute une destructuration de l’État social et des protections sociales ainsi que des libertés publiques qui y étaient attachées.

[2] La règle de neutralisation du langage utilisée dans cet ouvrage est présentée et expliquée en fin d’introduction (partie non reproduite ici : cf. dans le livre).

[3] Notamment à travers le blog www.education-populaire.fr. Ce que j’entends par « éducation populaire » est largement présenté au chapitre 1.

[4] Le community organizing sera également présenté au chapitre 1.

[5] Séjour rendu possible par l’obtention d’une bourse de la commission franco-américaine Fulbright.

[6] Plus précisément, j’ai rencontré 52 organisations (syndicats, community organizations, worker centers) se revendiquant de l’organizing, réalisé 90 entretiens avec 78 personnes, ainsi que 56 observations de réunions, actions, formations…

[7] Les sources citées en notes de bas de page dans le livre correspondent à mes observations et aux entretiens que j’ai effectués aux États-Unis avec et auprès des organisations cités.

[8] Le communisme-libertaire est un courant de l’anarchisme qui s’est attaché, notamment sous la plume de Daniel Guérin, à réaliser une synthèse entre les travaux des penseurs de l’anarchisme et les écrits marxistes anti-autoritaires. Trop marxiste pour certains anarchistes, trop libertaire pour certains marxistes, il s’oppose à la fois au marxisme-léninisme étatiste et ultra-centralisateur et à l’anarchisme romantique, individualiste et hostile à l’organisation. Il conçoit la révolution comme un processus reposant sur la construction de contre-pouvoirs et veut bâtir un communisme de la liberté et de l’éthique, fonder par la base un mouvement anti-autoritaire de masse appliquant les principes de la démocratie directe.

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