Cultures

Droits culturels et émancipation

Dans cet entretien, Patrice Meyer-Bisch donne un aperçu très éclairant de ce que sont les droits culturels, et de ce que cette notion apporte de fondamental pour penser la démocratie, l’émancipation, et bien-sûr la culture. Sous la vidéo de cet entretien, ci-dessous, je mets en exergue les éléments qui m’ont le plus marquée.

Patrice Meyer-Bisch est philosophe, président de l’Observatoire de la Diversité et des Droits Culturels et coordinateur de la Chaire UNESCO Droits Humains et Démocratie au sein de l’Université de Fribourg.
Retrouvez également cet article : « Qu’est-ce que les droits culturels ? »

Cet entretien a été réalisé dans le cadre de la Rencontre professionnelle sur la Participation culturelle organisée par l’association Images en bibliothèques (à retrouver ici, tandis que là j’en ai reproduit l’introduction).

Il a été réalisé par les étudiant-es du Master 2 Médiation et création artistique de Paris III.

Qu’entendez-vous par droits culturels et que signifie pour vous participer à la vie culturelle ?

Les droits culturels font partie du système universel, indivisible et interdépendant des droits de l’homme.

Qu’est-ce que la liberté d’expression pour quelqu’un qui n’a pratiquement pas de pratiques culturelles ? Qui, probablement, ne sait pas bien s’exprimer ? Qui a peu de « ressources culturelles » (ne connaît pas la puissance de sa ou de ses langues, de son langage corporel, qui ne sait pas bien lire dans la nature…) ? Sans pratiques culturelles, ses libertés sont comme des coquilles vides.

La culture, c’est la circulation du savoir qui donne du sens à tous les actes de la vie concrète.

La notion de droits culturels, ce n’est pas que pour les groupes minoritaires. Ça confronte la culture majoritaire, car ça confronte le fait de considérer la culture comme un secteur à part, limité aux beaux arts et aux patrimoine, aux bibliothèques et aux institutions.
Les droits culturels sont sous-développés dans la Déclaration des droits de l’Homme : la déclaration de Fribourg a introduit cette notion.

Modes d’habitation, de logement, d’alimentation, les beaux arts, mais aussi tous les arts, pas que ceux créés par les « créateurs ».
Pas seulement le droit de participer : le droit de connaître et de reconnaître. Le droit d’être reconnu-e. Le droit d’identifier, de s’identifier, d’être librement identifié-e. Ce n’est pas le droit à la différence, car il y a de la différence partout, et il y a des différences subies (être pauvre) : la liberté de choisir les références culturelles avec lesquelles on veut s’identifier, être identifié-e, reconnaître, être reconnu-e.

Références culturelles = savoirs, types de connaissance.
Savoirs au sens de saveurs : les 5 sens.
Les yeux : apprendre à voir. Il ne s’agit pas du « beau », mais que notre regard a besoin de se cultiver.
Nous avons besoin de ces 5 sens pour nous identifier, nous reconnaître.

C’est une question de vie ou de mort : connaître et reconnaître son état de santé, etc.
C’est nécessaire à la réalisation des autres droits humains.
Être en capacité de choisir quel type de santé on veut, quel type d’alimentation, etc.
Droit à la formation + droit à l’information : les 2 sont indispensables pour être libres.

Donne du « sens » : par les 5 sens + la direction où on veut aller + la signification de ce qu’on cherche.

Droits culturels : Droit de participer aux ressources culturelles qui sont nécessaires pour vivre librement son processus de reconnaissance, d’identification tout au long de sa vie.

Participer = renouveler, prendre part = accéder aux ressources + pratiquer (s’exercer, pratiquer, contribuer).
On prend part aux mêmes savoirs.

Expérience de la peinture, de la nature : vivre des expériences personnelles, qui créent du lien avec l’universel.

Chacun a le droit de s’entendre dire : raconte moi ton histoire, parce qu’elle m’intéresse. Non pas par sympathie, mais parce que toute histoire a qqch à raconter, et que chacun-e a besoin de savoir ce qu’il a à raconter.

L’idée des droits culturels est forcément celle d’émancipation. Sans ça, on est mal, on n’est pas libre.
Besoin de découvrir chaque savoir comme étant un lieu de rencontre, et une expérience d’admiration.

En tant que citoyen-nes, sommes-nous conscient-es de nos droits culturels ? Et comment développer une plus grande égalité des chances dans l’accès à la participation culturelle ?

Ce qui est public c’est aussi bien l’acteur-l’actrice, le personnel de la médiathèque, que les gens qui viennent et qui sont invités à une action de lecture, d’audition, de participation pour créer une activité, voire une œuvre.

Pour un pouvoir politique, respecter la liberté de chacun-e ce n’est pas évident, car on risque le désordre. Mais avec la démocratie culturelle, on va plus loin : le droit de chacun-e de changer les modes d’expression.
Comment une institution qui est débordée peut suivre singulièrement chaque personne ?

Attirer des publics VS Réaliser une action publique.
Les droits culturels, ce sont les droits les plus révolutionnaires : ceux qui apportent le plus d’émancipation. Pas étonnant qu’ils ne soient pas développés…
Aller chercher l’intelligence de chacun-e, y compris quand iel est très pauvre, très marginal.

Il est impossible de parler de « non-publics ». S’il n’y a pas de public au théâtre, c’est parce que le théâtre n’est pas public.

La question de démocratie culturelle, c’est une démocratie qui met en œuvre les droits culturels. Partout. Pas seulement dans la politique dite « culturelle » du ministère de la culture.
Y compris dans les politiques de santé, les politiques d’aménagement du territoire, etc.
Faire participer l’ensemble des acteurs et actrices de la société civile.

La loi NOTRe a-t-elle changé la manière de mettre en œuvre les droits culturels ? Existe-t-il un instrument de loi dans le cadre des droits culturels ?

Les définitions existent dans le droit international. Déclaration universelle et d’autres. Convention de Faro (la France ne l’a pas encore ratifiée). Le Pacte. Les instruments existent, un avocat peut s’y référer.
Droits connexes, qui concernent la discrimination. Car attaque la liberté de vivre les expression de sa propre identité.

La crise sanitaire actuelle nous amène à repenser les modes de participation à la vie culturelle, mais une partie de la population en reste éloignée : selon vous, comment favoriser la participation culturelle dans ce contexte ?

En France, on parle de territoires qui sont des déserts culturels, parce qu’il n’y a pas de théâtre ou d’école de danse. Les appeler comme ça, c’est injurieux. Car il y a des gens qui ont peut-être une très forte connaissance de la nature, etc.
Quartiers urbains ou périurbains dans lesquels les langues ne sont pas reconnues. Liberté d’exercer sa religion. En sachant qu’une religion est dénigrée à la fois par ceux qui la dénigrent, mais aussi par ceux qui l’essentialisent, la posent comme absolu en dénigrant tous les autres.

Le droit culturel, c’est le droit de voir respectée la diversité des ressources culturelles. Pas un grand relativisme culturel, tout se vaut : respecter c’est aussi critiquer. Ne pas dénigrer arbitrairement, ne pas aduler arbitrairement. Pas n’importe quelle critique : une critique instruite.

Comment faire en sorte que le droit de participer à la vie culturelle soit le plus général, notamment dans le contexte actuel ?

Niveau permanent, sur le moyen et le long terme. Droit à la vie éducative et éducationnelle, et le droit à la vie culturelle : droit à la formation et à l’information : c’est un continuum.

La question fondamentale, c’est faire le lien entre vie culturelle, vie éducationnelle et vie informationnelle : ce n’est pas seulement avoir accès à l’information et à l’éducation, mais c’est le droit à le vivre.

Pas seulement avoir accès à l’information, mais être capable de la produire. Idem pour la formation.

Accepter qu’on a des incertitudes. Pour pouvoir les gérer, il faut avoir assez d’informations pour distinguer ce qui est acquis et ce qui est en débat.
Complotisme : manque de formation et d’information.

En France, les politiques culturelles ont souvent pour objectif « d’amener la culture » à un public. La participation culturelle ne serait-elle pas l’inverse ? L’expression des publics et de leur culture dans la sphère publique ?

La vie culturelle est fondamentalement une vie de réciprocité. Il n’y a pas de gens qui ont du savoir et ceux qui n’ont pas de savoir. Il y a des gens qui ont des savoirs différents à des stades différents.

Entre enfants et parents, élèves et profs : relation asymétrique. Quelqu’un enseigne, quelqu’un éduque. Mais le plus âgé, le plus savant, ne va pas seulement distribuer du savoir, comme on donne une plaque de chocolat. Il faut aller chercher l’intelligence de l’enfant, qui peut être plus vive et plus ouverte que celle de l’enseignement. C’est une activité réciproque et asymétrique.

Si je suis apprenti-e dans un domaine, j’ai besoin d’un maître. Mais l’apprenti-e n’est pas cellui qui ne sait rien, puisqu’iel a du désir. Le désir de savoir, c’est ce qui fait la force d’un savoir, et sa liberté.

Y compris dans une relation culturelle, on va croiser les désirs et les savoirs. On a besoin de gens excellents dans leur domaine, on a besoin d’elleux, mais iels ont une responsabilité par rapport à celleux qui ont envie d’apprendre. Il n’y a pas d’un côté cellui qui donne et de l’autre cellui qui reçoit.

Idem dans la relation interdisciplinaire, entre le livre et l’image par exemple. L’intérêt de chaque discipline culturelle n’est pas seulement ce qu’elle sait faire, mais le fait d’être hospitalière aux autres. Pour augmenter l’attractivité publique d’une activité culturelle (il ne s’agit pas d’aller vers des publics, car l’activité culturelle EST publique, c’est une action publique, ce ne sont pas des gens qui sont assis sur des sièges) l’interdisciplinarité est centrale. Croiser nos 5 sens.

Vie esthétique = les 5 sens qui se répondent, s’appellent, se co-répondent, car les 5 sens produisent du sens.

Chacun-e doit apporter ce qu’iel sait, et, dans ce qu’iel sait, son désir. VS les gens qui croient tous savoir : entonnoir.

Droits culturels : droit de savoir, et d’être reconnu comme capable de savoir.
Ce n’est ni aller vers, ni injonction à la participation.
Niveau fondamental, qui est au-delà des recettes.
Le multimédia, c’est d’abord nous, avec notre corps. Besoin de médiation par des êtres humains.

Y a-t-il un réel besoin pour les pouvoirs publics de favoriser cette réciprocité des savoirs ?

On est tellement bêtes, il y a tellement de populisme, on est tellement mauvais pour répondre aux grandes questions du monde, pour réduire la pauvreté, etc.
On a tou-tes besoin d’être beaucoup plus fort-es et beaucoup plus intelligent-es que ce qu’on est.

La puissance culturelle, la puissance de la liberté, VS être comme des moutons.
Plein de gens ne connaissent pas plus de 5 ou 6 sortes d’arbres.
Plein de gens ne font jamais l’expérience d’un repas, ou tellement rarement, qui ne savent plus ce que manger veut dire, qui ne savent pas en quoi un vrai repas est une expérience puissante, culturelle, sociale, voire spirituelle.
Immense pauvreté culturelle.

Quand on a faim, on le sait.
Quand on n’a très peu d’idée de la musique, on n’en souffre pas, parce que c’est tout un monde magnifique dont on ne sait pas qu’il existe.
L’émancipation, c’est ça, c’est sortir de la bêtise, c’est arriver dans le monde du vivant, de l’extrême vivant.

Et les politiques n’ont pas toujours envie de ça, car ça bouscule les certitudes. Mais la démocratie en a besoin.

Dans la situation actuelle, par exemple avec la question du changement climatique, avec l’ignorance on est sûr-es de continuer vers des catastrophes. On a besoin de beaucoup plus d’intelligence, de sensibilité aux êtres vivants, de science, de connaissance de l’intelligence du monde.

L’art pour l’art, c’est une jouissance, c’est gratuit, et ça sert à tout le reste.

Quand nous aimons une œuvre culturelle, si c’est à la base un plaisir individuel, est-ce aussi en transmettant cette œuvre, en la partageant, que nous pouvons la vivre plus intensément ?

Quand on parle avec qqn, on va chercher sa propre intelligence dans la personne qu’on rencontre. Ce n’est pas une opposition individuel / collectif : plus on va au fond de soi-même, plus on trouve des valeurs communes. Plus vous rendez commun une activité créatrice, plus vous êtes vous-mêmes.

C’est dans l’échange de regards qu’on arrive à trouver des choses qu’on ne connaissait pas des choses avant, mais qu’on pressentait.
L’émancipation c’est ça : libérer la force du désir. À la fois un désir de savoir, et un désir d’aimer. Quand on est amoureux, on veut connaître la personne qu’on aime. C’est vrai dans tous les domaines culturels. Le cœur de la vie culturelle, c’est aimer savoir et savoir aimer. Et ça libère de l’individualisme.

On partage au prix de la création. On aime des choses en commun, et on croise nos savoirs pour trouver le réel, y compris le réel qui est en soi.
C’est tout simple, mais c’est pas évident.
Libérer les désirs, des désirs qui cherchent une instruction, pour ne pas tourner en rond.

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