Petrole

Le djihadisme est un mouvement de résistance

Je reproduis ici un excellent entretien du quotidien suisse Le Temps avec Jacques Baud, un ancien analyste des services de renseignements stratégiques suisses. Il y parle des causes géopolitiques des violences terroristes qui atteignent aujourd’hui les pays occidentaux, et notamment la France.

Cette analyse serait à compléter par des éléments de politique intérieure, afin de comprendre pourquoi ces causes géopolitiques sont aujourd’hui appropriées par des personnes nées et vivant en France, prêtes à mourir dans le cadre de cette guerre dans laquelle ils s’engagent.


Jacques Baud : «Le djihad est un mouvement de résistance»

Les attentats récents ont stupéfié l’opinion européenne. Ils ne sont pourtant guère étonnants, affirme Jacques Baud, un ancien analyste des services de renseignement stratégique suisses

Un ouvrage si iconoclaste qu’il prêterait au scepticisme s’il n’était solidement documenté et rédigé par un spécialiste confirmé du sujet, Jacques Baud, ancien analyste des services de renseignement stratégique suisses et cofondateur du Service de renseignement opérationnel de l’ONU, organisme dont il a dirigé la première unité, au Soudan, au milieu des années 2000.

– Le Temps : Quinze ans après le début de la «Guerre au terrorisme», lancée par les Etats-Unis dans la foulée des attentats du 11 septembre, les djihadistes n’ont jamais été aussi nombreux et aussi puissants. Comment expliquer ce paradoxe?

– Jacques Baud : La vague djihadiste actuelle représente essentiellement un mouvement de résistance aux attaques illégitimes perpétrées par l’Occident au Moyen-Orient. Or, l’Occident y a répondu en aggravant son cas, soit en intervenant toujours plus dans la région sur la base de mensonges et sans mandat des Nations unies. Son comportement a eu pour effet de nourrir davantage encore la réaction de rejet.

– Quand cet engrenage s’est-il mis en place?

– Il remonte à la première Guerre du Golfe, qui s’est traduite par l’installation d’une force américaine en Arabie saoudite malgré l’opposition du gouvernement et de la population. La situation a commencé à mal tourner lorsque les Etats-Unis ont décidé de maintenir leur présence dans le royaume au-delà des délais fixés. De premiers attentats ont eu lieu sur place en 1995 pour convaincre Washington de retirer ses troupes… mais sans succès. Les djihadistes ont alors multiplié leurs opérations dans un rayon toujours plus large.

– Que représentent dans ce contexte les attentats du 11 septembre ?

– Ils ont souvent été présentés comme le début d’une guerre. Mais c’est faux. Ils s’inscrivent dans le conflit engagé au milieu des années 1990 autour de la présence américaine en Arabie saoudite. Ils ont représenté des réponses aux bombardements menés en 1998 par les Etats-Unis au Soudan et en Afghanistan. Des bombardements qui avaient paru contre-productifs à beaucoup.

– En raison des centaines de victimes qu’ils ont causées ?

– Pas seulement. Ces frappes avaient été présentées comme des ripostes aux attentats sanglants perpétrés deux semaines plus tôt contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar es Salam. Mais elles ont été conduites avant que l’identité des coupables n’ait été découverte – elle ne l’a toujours pas été, d’ailleurs – et contre des cibles qui n’avaient rien à voir avec ces événements. Soit une usine de médicaments et des camps d’entraînement destinés au djihad dans le Cachemire indien. Les avions utilisés le 11 septembre se voulaient une réplique des missiles employés trois ans plus tôt.

– Quel rôle a joué dans cette guerre Oussama ben Laden ?

– Il a représenté avec d’autres une référence intellectuelle sur la scène djihadiste. Mais rien ne prouve qu’il a joué le moindre rôle dans l’organisation d’attentats. Le vice-président des Etats-Unis Dick Cheney l’a avoué lui-même en 2006, en confiant que l’administration américaine n’avait jamais considéré qu’Oussama ben Laden était directement mêlé au 11 septembre. Si le Saoudien (devenu apatride) a été présenté comme le grand instigateur de ces événements, c’est principalement parce qu’il était connu des services occidentaux.

– Dans ce cas, pourquoi Barack Obama a-t-il tenu à le neutraliser une décennie plus tard en lançant une opération risquée à son encontre sur territoire pakistanais ?

– De nombreuses opérations militaires ont des raisons de politique intérieure. Cela a été le cas des bombardements de 1998, à l’origine du 11 septembre, des opérations lancées par Bill Clinton suite à l’affaire Lewinski qui avait soulevé contre lui une bonne partie de la classe politique américaine. Pareille motivation explique l’activisme français en Lybie: Nicolas Sarkozy cherchait une occasion de rebondir alors qu’il était en baisse dans les sondages à une année de l’élection présidentielle.

L’élimination d’Oussama ben Laden s’est inscrite dans ce genre de logique. Elle a été utile à la réélection de Barack Obama mais elle n’a eu aucun impact sur la lutte contre le djihadisme. L’homme avait été arrêté par les Pakistanais en 2006, année au cours de laquelle la CIA  fermé la cellule qui le pourchassait. Et comme l’ont confirmé les documents saisis dans sa résidence d’Abbottabad, il n’était plus dans le circuit.

– Quelle a été l’importance d’Al-Qaida durant toutes ces années ?

– Al-Qaida n’a jamais existé comme organisation. Ce terme, qui signifie «la base», a été utilisé dans les années 1980 pour nommer un camp où étaient accueillis et triés les volontaires étrangers décidés à s’engager dans la résistance afghane. Utilisé plus tard par les autorités américaines pour désigner la mouvance djihadiste, il a acquis une telle notoriété qu’il s’est converti en label. Un label que toutes sortes d’organisations ont repris ces dernières années pour des raisons plus publicitaires que structurelles. Le principal dénominateur commun de ces groupes est la volonté de combattre les armes à la main, au moyen du terrorisme si nécessaire, la présence occidentale au Moyen-Orient.

– Quelles erreurs ont commis les Etats-Unis et leurs alliés au cours de leur guerre au djihadisme ?

– La principale erreur est d’avoir dédaigné les reproches d’interférence qui leur étaient faits, en accroissant leur présence au Moyen-Orient au lieu de la réduire. Les Occidentaux n’avaient rien à faire en Afghanistan au lendemain du 11 septembre. Les pirates de l’air étaient pour la plupart des Saoudiens, qui avaient préparé leur coup en Allemagne. Et Oussama ben Laden, qui s’y trouvait, n’était pas mêlé aux attentats.

Les Etats-Unis ont même été beaucoup plus loin puisqu’ils ont préparé dans la foulée l’invasion de l’Irak et, de manière plus discrète, le renversement de cinq gouvernements de la région, de la Libye au Soudan en passant par la Syrie. Un vaste programme révélé il y a quelques années par l’un des officiers les plus prestigieux de l’histoire américaine récente, le général Wesley Clark.

– Afghanistan, Irak, Libye, Syrie : tous ces pays sont aujourd’hui à feu et à sang…

– Les Occidentaux sont intervenus avec une grande maladresse sur ces théâtres d’opération. Les Etats-Unis bombardent l’Etat islamique en Irak et en Syrie mais ils n’ont pas de plan pour le cas où ils remporteraient la partie. Et ils ont commis la même erreur partout où ils ont renversé un régime ces dernières années. De l’Afghanistan à la Libye en passant par l’Irak, ils ont causé des dizaines de milliers de morts pour aboutir à un chaos général.

– Comment les attentats de Paris et de Bruxelles s’inscrivent-ils dans cette guerre ?

– Les djihadistes pratiquent en Occident la stratégie que les Alliés ont conduite en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils frappent les populations civiles pour les pousser à exiger de leurs gouvernements la fin des hostilités. Entre les deux existe principalement une différence de moyens: des bombardiers d’un côté, des kamikazes de l’autre. Des organisations comme l’Etat islamique et Al-Qaida dans la Péninsule arabique décrivent clairement leurs intentions, en assumant pleinement l’usage du terrorisme.

– S’agit-il aussi pour ces organisations d’imposer peu à peu leur loi en Occident ?

– C’est là une idée courante. Les responsables occidentaux ont tendance à interpréter les événements actuels à l’aune de leur expérience, soit du terrorisme d’extrême-gauche des années 1960-1970, des Brigades rouges et autres Fraction armée rouge qui avaient pour but de transformer la société. Mais les terroristes djihadistes n’ont pas du tout cette ambition. Contrairement à leurs devanciers, ils ne disposent d’ailleurs d’aucun relais susceptible de transformer leurs opérations militaires en succès politique.

Si leurs attentats ont un effet politique, c’est celui de détourner les populations occidentales des migrants musulmans d’où pourrait venir à long terme une certaine islamisation de l’Europe. Donc un impact contraire à celui qui serait recherché.

– Comment se fait-il que la puissance de feu occidentale, bien supérieure à celle des djihadistes, ne l’emporte pas ?

– Les Occidentaux mènent cette guerre avec les mêmes principes qu’en 1914-1918, en liant la victoire à la puissance de feu. Mais la guerre d’aujourd’hui est asymétrique: les succès de l’un entraînent la victoire de l’autre. Comment dissuader en menaçant de mort quelqu’un prêt à mourir? Elle s’assortit d’une interprétation différente de la notion de victoire en Occident et en Orient.

La culture occidentale est plus attentive au résultat du rapport de forces, aux pertes reçues et infligées. La notion de «djihad» privilégie la volonté de résister. Les Egyptiens célèbrent comme une victoire leur guerre de 1973 contre Israël alors que leur armée a subi à nos yeux une défaite cuisante. Ce qu’ils célèbrent n’est pas le résultat matériel mais leur détermination dans une lutte contre un adversaire technologiquement supérieur.

– Quelle issue voyez-vous à la guerre qui oppose aujourd’hui djihadistes et Occidentaux ?

– Nous sommes entrés dans un cercle vicieux. Plus le temps passe et plus il est difficile d’en sortir. Des pays comme la France et la Belgique n’avaient aucune raison impérative de se mêler au conflit irako-syrien, qui ne les concerne en rien. D’autant que leur contribution ne pèse guère: le premier compte pour 5% des frappes et le second pour 1%. Paris a réagi de manière particulièrement absurde à l’attentat de l’an dernier contre Charlie Hebdo en bombardant la Syrie, alors que le méfait avait été revendiqué par Al-Qaida dans la Péninsule arabique.

La seule issue raisonnable serait un retrait occidental du Moyen-Orient. Mais les capitales concernées auront à cœur de l’opérer sans perdre la face. Ce qui supposerait l’exploitation d’un bon prétexte à la faveur, par exemple, d’une élection présidentielle.

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