Le travail social, mais aussi de façon générale les actions de solidarité, courent un double risque : celui du paternalisme d’une part, et celui du néolibéralisme d’autre part. Cet article développe une vision libertaire du double objectif de solidarité et d’émancipation. L’émancipation ne peut être qu’un processus auto-constitué (Ne me libère pas, je m’en charge !), mais la responsabilité individuelle ne peut se penser indépendamment d’une prise en compte et d’une lutte contre les dominations structurelles, et donc d’une solidarité collective. C’est sur un fil d’équilibriste qu’agissent jour après jour celles et ceux qui tentent de mettre en œuvre une solidarité qui soit émancipatrice.
Un article que j’ai écrit pour la revue d’éducation populaire Résonnances, dans le numéro n°23 de juin 2016 portant sur le Travail social.
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Le travail social est la forme que prend aujourd’hui en France la solidarité sous sa forme organisée et institutionnalisée. Or toute solidarité demande plus ou moins expressément à l’individu qui en bénéficie de se conformer aux normes du groupe qui lui vient en aide. À défaut d’accepter de se conformer un minimum, l’individu prend le risque d’être exclu du groupe et de ne plus pouvoir bénéficier de sa solidarité. C’était le cas dans les sociétés traditionnelles, où les interdits étaient nombreux. C’est aujourd’hui aussi le cas.
Et quand on s’intéresse à l’idée d’émancipation, on peut alors s’interroger sur les moyens de réaliser une solidarité qui ne serait pas un contrôle social.
Solidarité paternaliste, néolibérale ou libertaire ?
Dans le champ de la solidarité, il est commun de retrouver des pratiques de l’ordre du paternalisme. Celles et ceux qui accompagnent, qu’ils le fassent bénévolement ou professionnellement, sont souvent mis en garde : si « faire à la place de » permet peut-être d’aller plus vite, cela ne va pas dans le sens du développement de l’autonomie de la personne. Ainsi, la tentation paternaliste est souvent nommée et analysée comme telle (ce qui ne veut pas dire qu’elle soit facilement évitée…). Je ne la développerai donc pas ici.
Pour qui veut s’éloigner de pratiques paternalistes, il convient de considérer qu’exercer une responsabilité est indispensable pour acquérir sa liberté. Mais, tout en admettant que liberté et responsabilité sont intrinsèquement liées, on peut mettre en œuvre des pratiques très différentes selon les rôles respectifs que l’on donne à l’individuel et au collectif dans ce processus.
L’idéologie néolibérale, largement dominante aujourd’hui en France et portée par les intérêts économiques capitalistes, invite à la responsabilisation des individus sur le principe de « Quand on veut, on peut ». Elle considère que les choix sont libres, que la seule volonté est suffisante pour réaliser ses choix, et que l’égalité consiste en une égale capacité à se saisir des opportunités (une « égalité des chances »). Le mode de relation privilégié dans cette optique néolibérale est le contrat. C’est ainsi que, de plus en plus aujourd’hui, la solidarité se contractualise. Les personnes, considérées comme des individus atomisés, et extraites de leur contexte et de leur environnement social, sont invitées à contractualiser avec l’institution l’aide dont elles vont pouvoir bénéficier. Ce contrat donne l’apparence d’un échange égal et librement consenti, mais il permet surtout d’inféoder les personnes avec leur consentement, et d’exercer sur elles un pouvoir. Par exemple, on constate que plus une personne est en difficulté, plus elle est contrainte d’écrire son « projet de vie », lequel deviendra le cadre « librement » déterminé qui conditionnera la suite de son parcours. De son côté, le travail social se professionnalise, se technicise, s’objective. Il s’évalue aussi, sur la base d’indicateurs individuels. À l’heure du libre choix et de la toute-puissance de la volonté, le travail social est une médecine des symptômes dont l’objet n’est pas d’agir sur les causes structurelles. Chacun est renvoyé à la responsabilité de sa propre situation.
De son côté, la visée libertaire s’oppose elle aussi aux postures paternalistes. Mais, à la différence de l’idéologie néolibérale, elle vise à instaurer une société qui repose sur la solidarité, et non sur le contrat. Les libertaires considèrent que la liberté n’est pas possible sans égalité, et que le consentement contractuel individuel ne peut pas être pensé indépendamment des rapports sociaux inégalitaires. La liberté s’obtient ainsi notamment par la lutte contre les dominations et par la recherche d’égalité ; et la responsabilité individuelle s’articule avec la solidarité collective.
Aujourd’hui, celles et ceux qui ont pour ambition d’agir en solidarité tout en favorisant l’émancipation doivent donc marcher sur un fil d’équilibriste. D’un côté, éviter de tomber dans le paternalisme, et de l’autre prendre garde à ne pas céder à la tentation néolibérale de la responsabilisation accrue de la personne dans la résolution de ses problèmes. Si le paternalisme est souvent décrié, il arrive souvent que l’écueil néolibéral ne soit pas nommé. Or cet impensé entraîne une impossibilité de se créer des remparts pour éviter d’y tomber.
L’exemple des dispositifs de participation
Dans les secteurs d’activité en prise avec l’humain (on citera notamment le travail social, le socio-éducatif, l’éducation populaire, la santé, la réussite éducative, la politique de la ville, mais aussi le management), nombre de praticien-nes souffrent de constater que les modalités d’interventions usuelles de leur corps de métier, en plus d’être souvent inefficaces, sont paternalistes, hiérarchiques et inégalitaires. Perte de sens et impuissance provoquent alors chez ces professionnel-les une réelle souffrance au travail.
Un certain nombre d’entre eux vont alors aller rechercher de nouvelles idées qui leur permettront de modifier leurs pratiques. Ces idées s’inspireront souvent de pratiques radicales qui se développent en-dehors des institutions. C’est notamment le cas des idées d’empowerment , de développement du pouvoir d’agir ou de community organizing , qui sont reprises pour mettre en œuvre des dispositifs dits de « participation ».
Alors que les effets initialement recherchés de ces idées sont l’augmentation de la puissance d’agir individuelle et collective et la transformation des équilibres sociaux et de la société, leur mise en œuvre par en-haut, paternaliste, dans un contexte libéral poussant à l’individualisation, produit au moins deux dérives (que je ne développerai pas ici). La première, c’est la construction du consentement, la conformation. Et la seconde, c’est la négation des causes structurelles et la responsabilisation extrême de l’individu, entraînant sa culpabilisation. On est alors loin de l’émancipation…
Ainsi, par exemple, quand le rapport Bacqué-Mechmache préconisait des Tables de quartier indépendantes, jouissant de moyens financiers propres et d’un rôle politique réel, ce sont des Conseils citoyens, nettement moins ambitieux, qui ont été créés. L’auto-organisation n’est donc pas favorisée : on tombe au contraire dans une injonction à la participation venue d’en-haut.
Car à la suite de Laurent Ott , on pourra remarquer que si les idées d’empowerment et de développement du pouvoir d’agir bénéficient aujourd’hui d’un engouement et d’un consensus forts, on ne trouve en revanche nulle trace de cet enthousiasme du côté de celles et ceux qu’il vise… C’est que le développement du pouvoir d’agir, c’est toujours celui des autres, du public, des usager-es. Il est pensé « par en haut » à destination d’autres.
Ce qui nous amène à l’injonction néolibérale et paternaliste à la participation… Plus vous êtes considéré comme « éloigné » de la vie politique, plus on va vous demander de « participer », de venir donner votre avis, construire le consensus. Car la croyance néolibérale veut que, si nous n’avons pas encore trouvé le meilleur compromis possible, c’est parce que nous ne nous sommes pas assez bien écoutés mutuellement. On va alors feindre que se mettre en rond suffirait pour être à égalité, et que faire passer le micro ou proposer des post-its suffirait pour permettre la libre expression.
Subvertir les institutions
Dans le cadre de l’institution, les progressistes ne peuvent que développer le pouvoir dit « citoyen », dans l’idée d’enrichir le processus démocratique. Ce qui est déjà appréciable, cardans nombre de pays, l’institution ne vise pas à cela. Mais les institutions n’auront jamais vocation à renverser les équilibres : elles sont les gardiennes de la cohésion et de la paix sociale. Elles vont donc chercher à produire du consensus, du gagnant-gagnant, de la co-gestion. Dominant-es et dominé-es le resteront, mais on va chercher à adoucir les conséquences de ces inégalités (ce qui leur permettra de perdurer… C’est l’éternel débat entre réforme et révolution).
Émancipons-nous !
Pour qui veut accompagner autrui vers l’émancipation, il ne peut être envisagé de faire l’économie de son propre parcours d’émancipation. Car il n’y a pas de recette miracle : c’est un jeu d’équilibriste, une éternelle gageure, qui nécessite humilité et exigence. L’enfer est pavé de bonnes intentions, à nous d’être attentifs aux glissements qui nous éloignent d’un objectif d’émancipation. Pour cela, c’est avant tout à notre propre émancipation qu’il nous faut nous atteler. Afin de déconstruire ce qui fait que le travail social favorise le statu quo et la paix sociale, et de construire une solidarité qui soit émancipatrice, il nous appartient, individuellement et collectivement, de nous émanciper de différents postulats.
Celui qui veut que l’institution est neutre et bienveillante envers les dominé-es.
Celui qui dit qu’il faut éviter les conflits et améliorer notre façon de communiquer.
Celui qui veut que les inégalités ne sont provoquées par personne.
Celui qui veut qu’un bon professionnel-le est neutre et maintient une distance avec les usager-es.
Et bien d’autres encore…
Les expériences dont on peut s’inspirer sont nombreuses. Si essayer de reproduire et de formaliser des « outils » et des « méthodes », c’est risquer de leur retirer leur potentiel subversif et émancipateur, nous pouvons toutes et tous aller puiser dans ce qui existe, pour essayer de nouvelles choses à notre tour, en nous adaptant aux réalités politiques dans lesquelles s’ancrent nos actions. L’enjeu, c’est de construire des processus auto-constitués, et non de proposer des dispositifs « par en-haut », sans pour autant vouloir réinventer la poudre et mépriser l’existant.
Et si le métier de travailleur social continue d’attirer des militant-es politiques, c’est parce que le travail social est placé à l’exacte intersection entre le structurel et le personnel. C’est un lieu où l’on peut débloquer des situations, restaurer le mouvement collectif ou individuel. C’est un lieu où l’on peut changer le monde au quotidien.