Suite à la constitution d’un groupe « Travail social debout » dans le cadre du mouvement « Nuit debout » du printemps 2016, un collectif a sorti aux éditions Le social en fabrique un petit livre « Manifeste du travail social ».
Je vous en recommande la lecture, et en reproduis ici quelques extraits, sans vocation d’exhaustivité et forcément sortis de leur contexte, qui m’ont particulièrement intéressée.
Ne plus pouvoir donner sens à ce que l’on fait dans ces métiers d’aide revient à perdre un doigt lors d’un accident du travail pour un ouvrier.
Une histoire politique du travail social
1- Le pauvre comme figure de la classe dangereuse
2- L’entrée de la question social et l’émergence du travail social après la première crise du capitalisme (1865)
3- L’encadrement et l’éducation du peuple après la deuxième crise du capitalisme (1929)
=> L’éducation du peuple
Pour qu’une conception internationale de l’éducation se propage, une institution internationale voit le jour : l’Unesco, le 16 novembre 1945. Son texte fondateur, de Julian Huxley, eugéniste et premier directeur, révèle, de façon à peine voilée, les intentions impérialistes de l’occident sur le reste du monde. Une partie des institutions du travail social seront citées comme pouvant participer à cette vision du monde, en particulier l’éducation populaire. Cela n’est pas étonnant en soi lorsqu’on lit la thèse de Bloch Lainé (inspecteur des finances à cette époque) soutenue en 1936. Il y dit très clairement que l’éducation populaire doit servir à empêcher les ouvriers de se tourner vers les « Rouges ».
=> Le cadre éducatif
Le terme « cadre éducatif » naît à la charnière de l’entreprise et du social. Jacques Guérin-Desjardins, son auteur, chef scout, a fréquenté les chercheurs de la psychologie sociale américaine (Kurt Lewin). Il a rendu visite à William Reuben Georges. Il sera à l’origine d’une des premières formations du personnel d’encadrement des prisons pour mineurs, juste après-guerre. Surtout, dans l’entreprise Peugeot, il sera chargé de la création du service des relations sociales de l’entreprise.
=> La formation des encadrants
4- L’attaque néo-libérale du travail social après la troisième crise du capitalisme (1973)
=> Diminuer le coût du social pour le capital (années 1970)
Fils de migrants, gens du voyage, personnes en situation de handicap… Tous ces statuts apparaissent au cours des années 1970.
=> Évolutions en termes de management
Le RMI, avec l’instauration d’une obligation pour la personne accompagnée de signer un contrat dit d’insertion, annoncera les prémisses d’une nouvelle ère.
Le Nouveau Management Public (NMP) substitue à l’idée de citoyen celui de client. Un discours vantant la modernité de la méthode, face aux pesanteurs des administrations, propose de centrer l’efficacité des services publics sur la satisfaction des besoins des clients-citoyens. L’objectif déclaré est de diminuer les coûts, de créer des services efficients et économes en employant les méthodologies du monde de l’entreprise supposées plus efficaces. Cette approche s’est traduite en France par la mise en concurrence des services publics avec des entreprises privées, le développement d’appels d’offres et des marchés publics, la loi du 2 janvier 2002 rénovant les établissements sociaux et médico-sociaux, la dématérialisation des services. Cette logique participe à la remise en cause des métiers du travail social, substituant peu à peu « l’intervention sociale » aux notions d' »accompagnement », de « relation d’aide », de « confiance »… Un des effets les plus néfastes du NMP est le développement de l’indifférence. Chaque citoyen-ne est devenu-e client-e et ne se soucie plus de l’intérêt général, mais de la satisfaction de ses besoins individuels.
L’émergence du concept de projet : une sorte de pragmatisme est mis en avant dans la formation des encadrant-es, formé-es ) la gestion des coûts. Une idéologie du contrôle des individus se met imperceptiblement en place, entravant l’éventail des possibles et la créativité professionnelle.
Cette approche fait coexister deux discours : celui de l’activité réelle et celui de l’activité pour répondre à cette méthodologie, ce qui amène un clivage chez chaque travailleur-e social-e. Pourtant, un des fondements de nos métiers est justement la cohérence mais aussi la congruence entre nos actes et nos sentiments. Congruence permettant d’entrer en relation et de provoquer un effet dans la relation établie. La congruence permet d’être à l’écoute de soi et de l’autre, de ce qui résonne dans la relation à l’autre. L’émotion est dès lors un moyen, un trait d’union pour rencontrer l’autre. En empêchant les émotions d’émerger dans la relation, on en vient à considérer l’autre comme un objet. En créant cette rupture entre ce que l’on fait et ce que l’on peut dire ou écrire de ce que l’on fait, on construit une distance à soi-même, voire à l’autre. On se voit contraint de censurer la réalité du travail que l’on décrit au projet d’un discours policé qui entre dans les cases de la méthodologie attendue.
Dans le cadre du « capitalisme paradoxant » (lire Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique), le travailleur-e se trouve enserré-e dans un réseau d’injonctions paradoxales, au point de compromettre sa santé mentale.
Ce processus s’est installé en France dans les années 1980-90 à la conjonction de trois causes :
– Le basculement d’un capitalisme de production à un capitalisme financier
– La révolution numérique
– Une révolution managériale reposant sur de nouveaux outils de gestion et de management
=> Tout mettre en concurrence (années 1990)
La mise en place des normes ISO (organisation des standards internationaux) applicables dans tous les secteurs de la société, est flagrante et fulgurante.
L’étape de 1992 entérine la rupture définitive avec le concept d’État social, commencée en 1973. Les États vont s’aligner sur une politique néo-libérale, privilégiant la main « droite » de l’État (budget, économique, intérieur, défense (armée), et affaires étrangères) au détriment de la main « gauche » (éducation, santé, social, culture, et recherche).
« Je pense que la mobilisation trouve sa principale source d’énergie non pas dans l’espoir d’un bonheur (car on doute toujours des résultats d’un bouleversement politique), mais dans la colère contre la souffrance et l’injustice jugées intolérables. En d’autres termes, l’action collective serait davantage réaction qu’action, réaction contre l’intolérable plutôt qu’action tendue vers le bonheur. Les mouvements de grève de novembre-décembre 1995 en sont une illustration parmi d’autres : c’est la colère contre le démantèlement du service public et non l’espoir de lendemains meilleurs qui les a provoqués. »
Christophe Dejours, spécialiste en psychodynamique au travail
Brusque accélération de la crise du travail social après la quatrième crise du capitalisme (2008)
Effort fait pour dépolitiser les conflits et en faire un enjeu d’intérêts individuels.
Marchandisation du social et diminution drastique des moyens.
RGPP : Révision générale des politiques publiques, lancée en 2007.
Politique d’austérité découlant de la crise de 2008.
CIS : Contrats à impact social, annoncés en mars 2016, inspiré des Social impact bonds (SIB) anglais.
La gestion de dispositifs plutôt que l’éthique de la relation.
Dès sont instauration en 1988, le RMI s’appuyait sur la contractualisation considérée comme un outil vers l’insertion.
La loi du 2 janvier 2002 réformant le fonctionnement des Établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) rend obligatoire l’élaboration d’un « document individuel de prise en charge » dans les 15 jours suivant l’admission d’une personne dans un ESMS. Un avenant à ce projet doit être signé tous les 6 mois. Signé par chaque partie, les effets de ses engagements sont révisables et limités dans le temps.
La notion de compétence.
Le fichage des populations.
Le travail à court-terme est mis en avant et les situations se gèrent de plus en plus dans l’urgence.
La ré-ingénierie des métiers du social.
- Le rôle des diplômes dans le travail social
En 1966, juste avant les événements de mai 1968, François Missoffe, ministre de la jeunesse et des sports, va entrer en guerre contre les animateurs socioculturels des Maisons des Jeunes et de la Culture. Ceux-ci souhaitaient créer un corps de fonctionnaires pour défendre l’indépendance de l’animation face aux pressions politiques. La CGT est alors en pointe sur cette demande. Missoffe va contrecarrer cette velléité en cassant la fédération nationale très puissante et en obligeant à la régionalisation de la formation. Il va dans le même temps imposer la création de diplômes pour le secteur. L’objectif est très clairement de prendre la main sur ce champ du travail social en maîtrisant le cadre de formation de ces professionnels. - Les nouveaux encadrants et leur formation
Alors que l’accès aux postes d’encadrement se faisait, jusque là, par le biais de la cooptation et d’un socle de compétences éprouvées au contact des populations, de nouvelles formations spécifiques apparaissent : CAFDES et CAFERUIS, puis DEIS. Il est remarquable de constater que les volumes d’enseignement de ces nouveaux diplômes accordent moins de place à l’expertise propre au travail social (« cœur de métier ») qu’à l’organisation fonctionnelle des établissements.
Les professionnel-les au contact du public, qui sont la raison d’être de ces organisations, sont, par ce processus, de plus en plus éloigné-es des centres de décisions actifs des institutions. Contenu-es en bas de l’échelle, il-les sont positionné-es dans des postures d’exécutant-es. Il-les se retrouvent confronté-es à la disparition progressive des espaces pour penser le travail social tels que les Groupes d’analyse de la pratique professionnelle (GAPP). - Les nouveaux termes du social : l’intervention sociale
L’idée centrale de cette notion est que le travailleur-e social-e ne resterait pas passif-e mais agirait dans un but de transformation de la situation. Ceci vient en opposition avec toutes les pratiques actuelles qui posent comme principe la nécessaire implication des individus dans la recherche de solutions.
Nous retrouvons là les éléments historiques évoqués plus hauts : mettre au travail les pauvres (logique dominante de l’insertion), évidemment contre le désir des personnes suivies. Des cas nous ont effectivement été rapportés du Samu social où l’on demande aux travailleur-es social-es de faire de l’insertion avec des SDF !
Nous devons non seulement dénoncer cette tendance, mais plus encore revenir à une définition du travail social qui pose l’inconditionnalité de l’action. C’est à dire : ne pas mettre une condition à l’engagement dans une activité pour obtenir une aide.
En lieu et place de personnes qui mettent en œuvre des dispositifs (les plans de l’ingénieur), nous avons besoin de cliniciens qui savent trouver des solutions aux problèmes concrets qui se présentent. - La création des Hautes écoles du travail social (HETS)
La France est un des seuls pays à ne pas avoir constitué une filière universitaire complète jusqu’au doctorat, avec une place pour la recherche en travail social.
Le croisement des savoirs d’ATD Quart-Monde
Après plusieurs années de recherche et d’expérimentation en France, en Belgique, a été mis au point ce mouvement qui fait se rencontrer trois types de savoirs :
– Le savoir « universitaire » ou « d’étude », celui des intellectuels, des « sachants »
– Le savoir professionnel tendu vers le « faire »
– Le savoir issu du vécu, comme de connaissances sur l’existence et sur la société
« Ladite démarche nécessite tout de même quelques prérequis. Les participants doivent adhérer à l’idée d’une restructuration de l’organisation économique, sociale, culturelle, de notre pays et du monde, en vue de lutter contre la misère. Le croisement des savoirs doit se vivre et se pratiquer de manière collective ; l’expérience personnelle est précieuse mais elle demeure fragile si elle n’est pas reliée à un groupe social ou professionnel ». Il s’agit d’une coformation entre professionnels et personnes aidées. « Le cordonnier sait fabriquer la chaussure mais celui qui la porte sait où elle fait mal ». Une charte régit le croisement des savoirs, elle stipule : « Croiser les savoirs, ce n’est pas additionner les savoirs. (…) Croiser, c’est se confronter, c’est à dire s’exposer au savoir et à l’expérience de l’autre pour construire une plus-value ». Le professionnel ne parle pas à la place des personnes en situation de pauvreté, elles parlent de leur propre voix.
Pour un travail social humaniste, émancipateur et politique
La baisse massive des budgets alloués par l’État et les collectivités territoriales à l’action sociale. L’argument fallacieux consiste à dénoncer la bureaucratie comme étant inefficace alors qu’en fait, c’est une autre bureaucratie libérale qui se met en place (de nombreuses officines très opaques s’installent pour évaluer les pratiques sous l’angle de l’efficience, de l’efficacité et de la performance, novlangue de l’OCDE qui veut dire « faites à moindre coût »).
Certains lieux ou secteurs qui peuvent avoir un intérêt économique vont être privatisés : les maisons de retraite, l’aide à la personne, l’aide au devoir, le soutien à la parentalité, certains pans des colonies de vacances… Ce processus se retrouve dans les contrats à impact social, un vocabulaire, une logique d’action, une « modernité » contre les actions soi-disant passéistes et les corporatismes des travailleur-es sociaux. Notons que tout devient un coût, renvoie à un budget et que la fonction sociale de ces activités disparaît.
Principes pour le travail social :
– Le travail social s’exerce dans le cadre de professions réglementées
– Le travail social est au service de la justice sociale
– Le travail social doit garantir l’accès des personnes les plus fragiles et les plus précaires aux meilleurs services
– Le travail social travaille sur les situations de vulnérabilité (celles qui rendent les individus vulnérables)
– Le travail social est au carrefour de la violence et du droit
– Les travailleur-es sociaux peuvent rencontrer la violence à différents niveaux
– L’hospitalité
La loi occupe une fonction de tiers, de régulation dans les situations que l’on peut rencontrer. En protection de l’enfance par exemple, le travailleur social a recours à la loi pour poser les limites d’une toute-puissance parentale, de phénomènes de violences, d’un contexte familial nocif pour l’enfant. Le travailleur social s’y réfère : la loi sert de garde-fou. Il y est lui-même soumis et doit rendre compte aux instances qui le missionnent.
Sur l’hospitalité : il s’agit tout autant d’accueillir l’autre que d’entrer en contact et en empathie. L’enjeu du travail social est de comprendre (prendre ensemble, chercher le sens) cette souffrance. La jonction avec la politique est ici immédiate. Ce sont notamment les conditions matérielles de l’existence des exlu-es qui produisent la souffrance.