Décisions absurdes

Les décisions absurdes – Christian Morel

Christian Morel a écrit trois livres consacrés à l’analyse des mécanismes qui mènent à la prise de décisions absurdes.  C’est une sociologie des erreurs radicales et persistantes, et c’est passionnant, parce que cela nous éclaire sur les modes de fonctionnement collectifs, et sur les biais inconscients qu’ils peuvent générer. J’en retranscris ici quelques extraits.

Les décisions absurdes
Tome 1 : Sociologie des erreurs radicales et persistantes (voir ci-dessous)
Tome 2 : Comment les éviter (voir mes notes ici)
Tome 3 : L’enfer des règles – Les pièges relationnels
Collection Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard
Réédition en Folio Poche, collection Essais


Extraits choisis

Prendre une décision absurde = agir de façon radicale et persistante contre l’objectif.
Le critère, pour considérer qu’une décision est absurde, est d’agir durablement contre le but recherché.

Il ne faut pas confondre décisions absurdes et décisions médiocres.

Dans bien des situations, on perd du temps pour obtenir une information, alors qu’on sait d’avance qu’elle ne changera pas la décision, au détriment d’une vision globale. Dans certains cas, comprendre, c’est comprendre qu’il ne faut pas chercher à comprendre et qu’il faut agir.

La cible perçue comme une plaque photographique : consiste à penser qu’il suffit d’envoyer des messages pour qu’ils soient aisément assimilés, compris, acceptés et mémorisés par les destinataires.

Il y a 4 types d’erreur :
– Erreur d’attention
– Erreur de transgression : non-respect d’une règle
– Erreur de connaissance : lacune technique
– Erreur de compréhension / de représentation

Ce dernier type d’erreur est le plus accidentogène. Non seulement on commet une erreur, mais on est intellectuellement convaincu qu’on n’en commet pas, et on n’a pas le moindre doute.

3 rôles, 5 actions.
3 rôles : le décisionnaire, (manager), l’expert, le candide.
5 actions : l’opposant, l’absent, le suiveur, le demandeur, le producteur.

La configuration dans laquelle le manager détient aussi un rôle de formation vis-à-vis de ses experts constitue le cas extrême, en matière d’erreur, de modèle hiérarchique validé.

Lorsqu’une nouvelle maladie apparaît, lorsqu’un risque pour l’environnement est suspecté, les experts ne disposent pas de données et d’expérimentations leur permettant de se prononcer. Ils ont des difficultés à traduire leur ignorance à des non-experts. Le risque d’erreur radicale et persistante vient de ce que le manager est en quelques sortes livré à lui-même.

La pensée classique en organisation considère, contre le taylorisme, que les candides au bas de la hiérarchie possèdent une connaissance pratique qui leur permet de jouer utilement un rôle dans la conception, notamment dans l’organisation du travail. Les expériences ont largement démontré la validité de cette considération. Mais le cas du fonctionnement des copropriétés ou de la rétroprojection montre que des candides laissés sans experts, avec un manager qui s’implique peu, peuvent aussi produire des solutions qui n’ont pas de sens.

La majorité des suggestions des candides est valable, et permet quantité d’améliorations auxquelles les managers et les experts n’auraient pas pensé. Mais une petite quantité non négligeable de suggestions n’a pas de sens et est pourtant appliquée, d’idées apparemment bonnes fait finalement perdre beaucoup de temps au lieu d’en gagner. Le manager les valide parce qu’il n’est pas facile de refuser une idée et que le coût de la réalisation inutile n’est pas très élevé (manager suiveur). L’expert, de son côté, est rarement consulté sur des suggestions locales (expert absent).

L’atteinte d’un risque zéro à un prix exorbitant sur un sujet extrêmement sensible est plus populaire que la gestion équitable de multiples risques moins médiatisés.

Paradoxalement, plus la décision est absurde, moins le candide ose intervenir, car la probabilité de passer pour un être stupide et de prendre l’expert et le manager pour des idiots est plus grande, s’il a tort.

L’auto-expertise, la difficile traduction et l’impossible immixtion édifient autour de l’erreur un blindage d’une remarquable étanchéité. Cette étanchéité contribue grandement à la persistance des erreurs collectives.

Quand la division du travail est précisément écrite (chacun a une tâche précise à accomplir et uniquement celle-là), il n’existe qu’un faible risque que l’on croie à tort que l’autre a fait ce qu’il fallait. En revanche, dans les grosses organisations où la division du travail n’est pas parfaitement explicitée, on peut croire plus facilement qu’une action essentielle a été effectuée par l’autre et inversement, alors que cela n’est pas vrai.

Il faut souligner que, dans les 2 cas d’accidents de pilotage, s’il n’y avait eu qu’un seul acteur, probablement la mauvaise décision n’aurait pas été prise et n’aurait pas persisté.

Un groupe peut donc commettre une erreur majeure qu’un individu seul n’aurait pas commise. Certains oublis « énormes » dans les organisations viennent de là.

Il s’agit d’un processus dans lequel chacun pense que l’autre a effectué une tâche, dont l’attribution à l’un ou à l’autre ne peut être ou n’est pas précisément définie.

Le silence est un facteur majeur de décisions absurdes.

Capacité des acteurs à atténuer l’expression d’un problème.

Le silence entraîne l’illusion de l’unanimité. Cette illusion de l’unanimité est l’un des symptômes qui caractérisent le mécanisme de « groupthink » à l’origine de célèbres fiascos politiques et militaires.

Croyance que la répétition du message d’alerte est inutile, qu’un seul message doit suffire, qu’il en sera tenu compte puisqu’il a été écrit.

L’idée qu’on n’est pas autorisé à parler si on ne possède pas une connaissance du problème évoqué, assise sur des données.

On ne se sent pas non plus autorisé à parler si on ne dispose pas d’une connaissance complète d’un problème.

Les principes de bonne gestion eux-mêmes (ne pas répéter inutilement, ne se prononcer que sur des faits, ne parler qu’en connaissance de cause) favorisent le silence.

La crainte que la répétition, l’insistance soient perçues comme une manifestation d’agressivité et de manque de maîtrise de soi est une autre raison du silence.

La famille décide la promenade à Albilena alors qu’aucun de ses membres n’en a envie, parce que chacun est soucieux de ne pas introduire la moindre fausse note qui briserait l’harmonie du quatuor. On préfère se tromper de façon durable et radicale en groupe plutôt que s’isoler dans la vérité ; aller ensemble vers l’absurde, plutôt que rester seul.

L’anticipation silencieuse, avec le risque qu’elle comporte, est d’autant plus pratiquée que la vérification explicite est peu commode, difficile ou d’en coût élevé. Il n’est pas très facile pour 2 piétons qui marchent à vive allure l’un vers l’autre de crier leurs intentions.

Une caractéristique du silence sur les désaccords est qu’il se renforce automatiquement avec le temps, ce qui lui donne une grande efficacité. Plus on avance dans la mise en œuvre, plus il est difficile de revenir en arrière.

On persiste parce qu’il devient de plus en plus difficile de dire qu’il ne faut pas persister. On s’obstine parce qu’on ne peut pas faire autrement que de s’obstiner.

Se censurer soi-même pour préserver la cohésion du groupe.

Le silence sur les désaccords est un pilier du fonctionnement des organisations, qu’il s’agisse d’une famille, du cockpit d’un avion de ligne, d’un comité stratégique politico-militaire, ou d’une revue de lancement d’une fusée.

Certains cadres passent 90% de leur temps en réunion.

Les meilleurs managers se gardent bien de décider de façon définitive en réunion, en dépit des manuels de bonnes pratiques qui déclarent qu’une réunion efficace doit aboutir à des décisions.

Certaines prises de décision relèvent de ce qu’on appelle le modèle de la poubelle. Selon ce processus, la décision est le résultat du rassemblement dans une poubelle de composants jetés de façon aléatoire. 4 flux autonomes se croisent alors par hasard :
– Un flux de participants
– Un flux de problèmes
– Un flux d’occasions de décider
– Un flux de solutions

Le désordre en réunion est accru par la difficulté d’effectuer à plusieurs un raisonnement en arborescence (choix multiples conditionnels), raisonnement que les cogniticiens appellent le raisonnement conséquentialiste.

Tendance à sur-organiser les réunions : les ordres du jour ne laissent aucune place aux digressions fructueuses ou nécessaires, les interventions sont minutées, il est stipulé que la réunion doit aboutir à une décision dès la fin de la réunion, etc. Cet excès de discipline peut avoir, autant que l’excès du désordre, un effet négatif sur le processus de décision et continuer ainsi un processus potentiel de création de décisions absurdes.

Un nombre important de réunions consiste en des suites d’exposés, effectuées par le responsable de la réunion, des participants ou des invités. La partie réservée au débat est souvent de courte durée, ce qui ne permet pas une réelle discussion sur le fond.

Compte-tenu de l’impossible échange, les réunions à 40 ou 100 sont transformées en séries d’exposés, naturellement parce qu’il n’est pas possible de fonctionner autrement ou par décision des organisateurs de réunions, conscients que c’est le seul processus gérable.

Le risque que représente pour le responsable de la réunion un débat ouvert, comparé à une suite d’exposés prévus à l’avance.

La méthode des post-it marche à tous les coups. Pour l’organisateur, c’est un processus d’une sécurité absolue. Le temps sera bien occupé et les membres repartiront satisfaits. Le problème est que, la plupart du temps, il n’en sort rien. Ou plus précisément les problèmes précis importants disparaissent. En plaçant toutes les idées au même niveau, et en multipliant les idées, la méthode noie les points importants. Pour respecter le format du papillon autocollant et la règle qui demande de se limiter à un sujet, un verbe et un complément, les participants transforment des problèmes précis en formules globales qui gomment les vraies questions. Ensuite, les regroupements et les votes accentuent la tendance à produire des idées générales.

Travail en sous-groupes : Les sous-groupes n’ont généralement pas le temps d’approfondir la question, et les restitutions en réunions plénières sont le plus souvent d’une grande pauvreté. Le travail en sous-groupe consiste la plupart du temps en restitutions confuses d’idées générales.

Compte-tenu des effets pervers de ces méthodes, les messages pertinents et précis disparaissent, engloutis dans le foisonnement des idées générales. Ces méthodes participatives sont largement utilisées. Les responsables les croient démocratiques, alors qu’elles amortissent ou éteignent d’importants signaux.

Un processus de vote d’un grand nombre de participants sur une série de propositions alternatives clairement rédigées a un sens. Une tendance réelle dans l’organisation peut être dégagée.

En face d’un problème dans une organisation, la réaction fréquente est de provoquer une réunion. Mais la réunion peut être en elle-même un processus dangereux.

Les organisations sont en permanence et consubstantiellement porteuses d’absurdités. Ces absurdités ne résultent pas du jet aléatoire de détritus dans une poubelle, mais des inévitables dysfonctionnements de la coordination nécessaire : division du travail imprécise, désir de ne pas blesser la cohésion du groupe, méthodes de travail en réunion séduisantes mais dangereuses, processus désordonnés de réunion.

Agir contre un but suppose qu’il existe un but, que celui-ci soit clair et précis, que l’action puisse être contrôlée par rapport à ce but, et que ce but ne soit pas inconsistant. Si le but est incertain, ou absent, ou impossible à suivre, nous n’avons plus de but pour juger l’action et nous ne pouvons déclarer que l’action est contraire au but, qu’elle est absurde.

Quand l’objectif est incertain, absent, incontrôlable, ou inconsistant : perte de sens.

Roue de Deming : PDCA : Plan / Do / Check / Act (react)

Il est naturel qu’un objectif au début manque de clarté.

Croyance qu’un objectif est d’emblée clair et précis, et qu’il n’est pas nécessaire de l’examiner davantage.

Il est beaucoup plus facile de produire des solutions que de réfléchir à des objectifs. En d’autres termes, il est plus facile de « faire de la technique » plutôt que de « faire de la politique ».

Approfondir un objectif nécessite une vision élargie, le maniement de concepts abstraits et la pris en compte simultanée de plusieurs opinions.

Il existe des situations où 2 objectifs sont donnés alors qu’ils sont totalement contradictoires.

Des solutions sans queue ni tête découlent de ce qu’on a voulu faire plaisir à tout le monde, sur des objectifs qui s’excluaient mutuellement, sans qu’à aucun moment quelqu’un puisse mettre son véto.

Syndrome « Pont de la rivière Kwaï » : l’action est autolégitimée, l’action est le but ultime de l’action. Action bien réalisée, séduisante, mais non véritablement reliée à un objectif.

Processus d’autolégitimation :

  • La société accorde du prix au seul fait d’agir, quel que soit l’objectif
  • La réticence à admettre que des situations soient vides de solutions, même provisoirement. Besoin de combler l’inactivité.
  • La doctrine du management axé sur le processus (par opposition au management axé sur le résultat). L’idée du management orienté vers le processus est que la qualité d’un processus finit par produire de bons résultats, et de surcroît leur régularité.

Un « pont » a finalement été construit. Peu importe qu’il soit contraire au but initial.

Ponts de la rivière Kwaï : actions qui n’ont pour objectif qu’elles-mêmes, dont le seul objectif est de fonctionner.

On entend souvent parler d’actions expérimentales dans les organisations. Mais rares sont celles qui sont véritablement conçues comme un processus d’ajustement. Les actions expérimentales ne sont souvent que de simples étapes sans rétroaction.

La vérification d’une action porte souvent sur le fait qu’elle existe, et non sur ce à quoi elle sert. On contrôle la présence d’une solution, et non sa pertinence.

La défaillance du contrôle de conformité est accrue dans toutes les activités dont le résultat est difficilement mesurable. On ne possède aucun moyen de contrôle de l’alignement de la solution sur l’objectif. Cela signifie que toutes les disciplines dont l’efficacité est difficilement mesurable, notamment toutes celles qui touchent au comportement social et humain, comme la communication, la formation, le conseil, sont un source immense et inépuisable de solutions considérablement déconnectées.

L’analyse de la valeur, qui fut à une époque un outil de management à la mode, a l’ambition d’évaluer la conformité d’une action à l’objectif final autrement que par des raccourcis à l’aide d’indicateurs.

La méthode monographique consiste à analyser en profondeur une réalisation pour évaluer sa conformité à l’objectif.

Culture dominante des indicateurs quantitatifs.

Des valeurs générales, comme l’autonomie, la qualité totale, le management efficace, sont parfois utilisées pour justifier des actions qui n’ont pas de sens. La valeur de l’action étant intouchable, il est impossible de critiquer l’action, car critiquer l’action signifie qu’on conteste la valeur.

Une solution n’est jamais parfaitement en ligne avec le but qu’on lui a donné et, inversement, la mise en œuvre d’une action permet d’explorer un objectif pour mieux le définir. Il y a donc toujours un va-et-vient entre le but et l’action, qui permet de s’ajuster. C’est la méthode incrémentale.

Max Weber :
Rationalité téléologique des actions adaptées à des objectifs (faire du sport pour se maintenir en forme).
Rationalité axiologique des actions adaptées à des valeurs au-dessus des objectifs (le sacrifice du héros)

On sauve la face de bien des décisions absurdes en les collant une valeur respectée : le travail bien fait, le courage, la qualité, la créativité, la prouesse.

Rationalité opportuniste : la rationalité de l’individu qui agit avant tout pour servir ses propres intérêts et non pour explorer des possibilités (rationalité incrémentale), ou pour réaliser un but pratique (rationalité téléologique), ou encore pour respecter une valeur (rationalité axiologique.

Les objectifs incertains permettent à chacun de voir l’objectif qu’il souhaite. L’action comme but en soi permet à tous de se retrouver dans le plaisir d’agir.

Paradoxalement, la perte de sens, parce qu’elle laisse ouverts tous les sens possibles, est un puissant facteur de validation collective.

Les acteurs qui ne sont pas directement les auteurs de la solution ou qui arrivent après sa conception ont tendance à perdre de vue la finalité initiale.

3 explications aux décisions absurdes :

1/ Explication cognitive
Erreurs de raisonnements : biais cognitifs

2/ Explication collective
3 rôles / 5 actions
D’une opposition molle, qui équivaut à une validation, à une opposition franche, qui évolue vers une acceptation.

2 métamodèles :
Métamodèle mou : erreur consensuelle. L’erreur se construit et se maintient à l’aide d’une validation plus ou moins intense de chacun.
Métamodèle dur : erreur conflictuelle. L’erreur se maintient, se creuse, ou divague dans le cadre d’une forte opposition d’un groupe d’acteurs.

Étanchéité des erreurs collectives :
– Autoexpertise
– Difficile traduction d’une erreur
– Impossible immixtion : absence ou atténuation des signaux d’alerte dans les instances de coordination

La division du travail se trouve à la racine de plusieurs de ces mécanismes collectifs ayant provoqué une erreur radicale et persistante. Conduit les individus :
– À décider en négligeant des dimensions en-dehors de leur compétence
– À ne pas intervenir sur des sujets sur lesquels ils ne s’estiment pas autorisés à intervenir

3/ Explication téléologique

4 mécanismes :
– Des objectifs incertains
– L’action prise comme objectif en tant que tel
– L’absence de contrôle de conformité à l’objectif
– L’affectation de la solution à une finalité quelconque (valeur-vitrine attrape-tout ou but de récupération)

Le problème n’est plus l’erreur, mais la perte de sens. L’absurde n’est alors plus d’aller contre un objectif de façon radicale et persistante, mais de ne pas avoir d’objectif.

L’indétermination peut conduire la rationalité humaine soit à l’innovation soit à l’absurde. Absurde et innovation sont liés entre eux comme les 2 faces d’une même pièce.

  • Les décisions politiques recherchent la mobilisation collective
  • Les décisions composites sont les décisions prises dans des contextes de division du travail
  • Les décisions intersubjectives sont celles où les acteurs se mettent d’accord sur un raisonnement, même si celui-ci n’a pas de sens pour un observateur extérieur

Les anticipations convergentes silencieuses sont une méthode puissante d’intelligence collective. Le « silence » est à la fois un outil très économique de communication et un puissant facteur de décisions absurdes.

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