Dévoilements - Tévanian

Dévoilements

Du hijab à la burqa : les dessous d’une obsession française.
Par Pierre Tevanian, aux éditions Libertalia, 2011.
Lire la présentation du livre sur le site de Libertalia

Lire des extraits choisis, l’idée étant de vous donner envie de lire tout le livre…

Extraits choisis

Ces extraits sont nécessairement sortis de leur contexte du fait que je les présente ici hors du texte initial. Je ne peux que conseiller la lecture de ce livre.


Chapitre 2

 « Le ciel en soit loué, je vis en bonne entente
Avec le père Duval, la calotte chantante,
Lui le catéchumène et moi l’énergumène,
Il me laisse dire merde, je lui laisse dire amen. »

Georges Brassens, Trompettes de la renommée, 1962

L’arrogance et l’intransigeance de la société française.

La loi anti-voile n’a rien à voir avec une quelconque tradition française de la laïcité : elle marque au contraire une véritable rupture dans la tradition politique et juridique en la matière, en imposant pour la première fois la neutralité aux usagers – et non plus seulement aux agents – du service public d’éducation.

La rhétorique passéiste des prohibitionnistes aura donc été un leurre : c’est une véritable révolution qui a été opérée dans la laïcité française. Une révolution qu’on peut toutefois qualifier de conservatrice, tant elle rompt, dans ses objectifs et dans ses présupposés idéologiques, avec les principes mêmes de ce qu’on nomme le progressisme.
Cette révolution conservatrice peut se résumer en 4 formules :

  • Passage d’une conception laïque de la laïcité à une conception religieuse de la laïcité
  • Passage d’une laïcité libertaire à une laïcité sécuritaire
  • Passage d’une logique démocratique à une logique totalitaire
  • Passage d’une laïcité égalitaire à une laïcité identitaire

Espace laïque = espace pragmatique. C’est-à-dire, dans le cas de l’école, un espace dans lequel les règles sont fondées sur l’activité pédagogique : est permis tout ce qui est compatible avec le travail des professeur-e-s et de leurs élèves, n’est interdit que ce qui y fait obstacle.
Espace laïque = espace non dogmatique. C’est-à-dire un espace ouvert à la discussion, y compris sur la ou les significations qu’il faut donner à tel ou tel objet, phénomène, signe ou vêtement.

On peut qualifier la laïcité telle que la définissent les lois des années 1880 de laïcité libertaire, au sens où l’obligation de neutralité qui est alors imposée aux locaux, aux personnels et aux programmes scolaires est directement articulée aux principes de liberté et d’égalité.
Elle a pour finalité de garantir le maximum de liberté individuelle, et de la garantir de manière égale pour tous, en veillant à ce que la liberté des uns (l’adulte enseignant, ou les élèves appartenant aux groupes religieux ou culturels majoritaires) n’étouffe pas celle des autres (les enfants en formation, et plus particulièrement ceux qui appartiennent aux groupes minoritaires).
L’élève est conçu comme une conscience en formation, qui doit apprendre à penser par lui-même et à se forger ses propres opinions, et la parole du maître doit par conséquent être contenue, neutralisée, afin que ce dernier n’étouffe pas cette conscience en formation en exerçant sur un esprit encore ignorant et inachevé une influence trop forte.

L’émancipation est une pratique, et c’est dans le langage que nous pensons : on ne saurait donc concevoir d’émancipation réelle sans une liberté de parole maximale, et cette liberté inclut y compris le droit d’exprimer des absurdités ou des préjugés : pour que des préjugés soient dépassés, il faut qu’ils aient été contredits et, pour être contredits, il faut qu’ils aient été au préalable dits.

« République contre démocratie » : ce mot d’ordre, inventé par l’essayiste Régis Debray en 1989 au lendemain de la première affaire du voile, doit être pris au sérieux. C’est effectivement une logique démocratique, rien de moins, qui est mise en cause par la « laïcité républicaine » telle qu’elle s’est réinventée et reformulée ces dernières années.

L’idée d’espace public neutre peut être entendue de deux manières radicalement différentes.

  • Une première conception consiste à dire qu’un espace est neutre lorsque le droit d’expression est le même pour tout le monde, sans privilèges ni discriminations, et que les autorités y veillent. La neutralité réside alors dans le fait qu’aucune majorité, aucun force sociale en position de domination, ne monopolise la parole ou l’occupation de l’espace public, et que rien n’empêche les minoritaires de s’exprimer. Selon cette conception, ce qui, de l’espace public, doit être neutre, c’est l’espace, pas le public. On peut même dire que l’espace doit être neutre justement pour que le public puisse ne pas l’être.
  • L’autre conception, celle qui a été développée de plus en plus fréquemment au cours du débat sur le voile, consiste au contraire à imposer la neutralité au public, c’est-à-dire aux individus qui traversent l’espace public. Il faut bien mesurer ce qu’implique cette seconde conception : ni plus ni moins que la suspension de la liberté d’expression. Un espace public dans lequel les individus seraient tenus de rester neutres correspond à ce qu’on a coutume d’appeler un espace totalitaire.
    Si les innombrables déclarations sur la nécessaire neutralité de l’espace public entendue comme une neutralité du public n’ont pas été perçues comme liberticides et inacceptables, c’est que tout le monde sentait bien, au moins confusément, que ce devoir de neutralité ne concernait en fait que les femmes voilées et qu’il était hors de question d’y soumettre la totalité de la population

Assimilation de 2 réalités bien distinctes :

  • Égalité : le fait d’être égaux
  • Identité : le fait d’être identiques

Chapitre 3

C’est sans doute ce racisme post-colonial qui permet de comprendre l’omniprésence, dans les débats autour du voile, des discours appelant au rappel des règles ou à la réaffirmation des principes. Nous l’avons déjà souligné : il est a priori paradoxal qu’une loi nouvelle, marquant une rupture profonde avec les textes fondateurs de la laïcité, ait pu être vécue comme un rappel ou un retour aux sources. La question ne peut être éludée : si les textes fondateurs des années 1880 ne justifient pas l’interdiction du port de signes religieux par les élèves (et encore moins la loi de 1905 qui ne concerne pas l’école), qu’est-ce donc qui devait être retrouvé, réaffirmé ou rappelé ?

L’une des réponses possibles est la suivante : ce qui des années 1880-1905 devait être réaffirmé est un certain ordre symbolique qu’on peut nommer ordre colonial, dans lequel certaines populations, considérées comme sous-humanisées du fait de leur référence musulmane, sont reléguées au rang de serviteurs dociles et invisibles ou à celui de cibles et de boucs émissaires. Si l’on prend en compte cet héritage colonial, on comprend mieux l’intensité des campagnes médiatiques et politiques qui ont été menées ces dernières années sur le thème de la « reconquête » des « territoires perdus de la République », autour du voile mais aussi de la violence, du sexisme et de l’antisémitisme en banlieue. Tout se passe comme si la classe dirigeante, de gauche comme de droite, avait été prise de panique devant la remise en cause de cet ordre symbolique colonial et devant l’émergence de diverses manifestations identitaires, religieuses, culturelles, sociales et politiques dont le point commun était la rupture avec le devoir de réserve et d’humilité imposé aux descendants des colonisés.

Si retour ou rappel il y a eut, ce n’est donc pas aux principes fondateurs de la laïcité, mais bel et bien à cet ordre symbolique colonial : ce n’est pas au Jules Ferry fondateur de l’école laïque et gratuite pour tous qu’on est revenu, mais au Jules Ferry justifiant la colonisation par le « devoir d’éducation des races supérieures envers les races inférieures ».

La communauté scolaire s’organise dans les Zones d’éducation prioritaire (ZEP, où sont scolarisées la plupart des élèves voilées), selon un même schéma d’ensemble : des élèves de classe populaire massivement issus de l’immigration, notamment postcoloniale et/ou non blanche et/ou musulmane ; des enseignants agrégés ou certifiés majoritairement issus des classes moyennes-supérieures blanches, n’habitant pas pour la plupart la ville dans laquelle ils viennent enseigner et ne la connaissant souvent que par l’image que la télévision en renvoie ; puis, entre ces deux pôles, et se rapprochant de plus en plus des élèves par leur origine sociale et ethnique, les personnels les plus précaires et/ou les moins valorisés : enseignants des sections professionnelles, enseignants vacataires et contractuels, surveillant-e-s et personnels Atos (agents techniques et ouvriers spécialisés).
Cette segmentation de l’espace scolaire en sous-groupes socialement et ethniquement marqués est à la fois l’expression d’une discrimination systémique structurant tout le monde du travail et toute la société française, et un ressort de sa permanence.
À certains égards, et toutes proportions gardées, nombre d’enseignants occupent dans leur établissement – sans nécessairement le savoir ni le vouloir – une position de colon, exerçant en terrain étranger une autorité sans partage sur une masse d’ « indigènes » qui ne sont connus que par ouï-dire – et qui sont considérés de manière univoque comme des êtres en négatif, caractérisés par le manque : manque de sérieux, manque de motivation, manque de compétences, manque de repères, manque d’éducation. Cela, bien entendu, avec toutes les nuances qui peuvent exister, comme ce fut le cas pour les colons, du plus brutal au plus bienveillant.

Chapitre 5

Il y a un choix de société à faire et à assumer.
C’est à nous de dire si nous voulons vivre séparés les un-e-s des autres.
C’est à nous de dire si nous acceptons qu’au nom du peuple français, donc en notre nom à toutes et tous, une loi exclue des élèves de l’école.
C’est à nous de dire si nous acceptons qu’au nom du féminisme, des femmes soient insultées, humiliées ou discriminées.
C’est à nous de dire si nous acceptons qu’au nom de la laïcité et du « vivre ensemble », une partie de la population soit ostracisée et sans cesse renvoyée à une différence prétendument inassimilable.
C’est à nous de dire si nous acceptons ces logiques d’exclusion, ou si nous préférons répondre à l’invitation que plusieurs de ces femmes formulent expressément dans Les filles voilées parlent : suspendez votre jugement, éteignez le téléviseur, et ouvrons le dialogue.

Chapitre 6

Qui aurait pu penser qu’au moment même où le gouvernement Raffarin s’attaquait aux acquis sociaux (notamment aux retraites et à l’assurance chômage) et au service public d’éducation, on verrait manifester côte à côte la porte-parole de Lutte ouvrière (Arlette Laguiller), une figure du parti socialiste (Malek Boutih) et la secrétaire d’État au « programme immobilier de la justice » (c’est-à-dire à la construction des prisons) d’un gouvernement de droite (Nicole Guedj) ? Cela s’est pourtant produit le 8 mars 2004 lors de la Journée des femmes, sous la bannière Ni putes ni soumises, et ce précisément autour du combat « contre le voile et pour la laïcité ».

Le gouvernement de droite a indéniablement joué un rôle décisif dans le lancement de ces campagnes, et c’est sans doute lui qui en a tiré le plus grand profit, mais c’est souvent la gauche qui a été la plus active : André Gérin a été le promoteur le plus zélé de l’opération « burqa », de même qu’en 2003 ce sont des députés et sénateurs socialistes (notamment Jack Lang et Laurent Fabius) qui les premiers ont déclarés leur intention de déposer une proposition de loi pour interdire le voile à l’école.
Ce sont par ailleurs des responsables nationaux de Lutte ouvrière (Georges Vartaniantz) et de la LCR (Pierre-François Grond) qui ont alimenté la machine médiatique à la rentrée 2003, en lançant l’affaire d’Aubervilliers.

L’opposition à la loi interdisant le voile a été très marginale à droite, et elle n’a pas dépassé le stade de la prise de position verbale. Aucune personnalité de droite ne s’est jointe aux rassemblements et manifestations qui se sont tenus entre décembre 2003 et mars 2004.
Les élus de l’UDF, qui manifestaient leurs réserves sur l’opportunité d’une loi, se sont contentés de s’abstenir lors du vote.
Les rares voix discordantes à droite ont été de trois types :

  • Des libéraux et des centristes ont refusé l’atteinte disproportionnée à la liberté de conscience et ont dénoncé la stigmatisation des musulmans (Guy Sorman et Alain Madelin notamment ont écrit des tribunes en ce sens)
  • Des cléricaux ont déploré une attaque contre toutes les religions, y compris le catholicisme (tel fut le cas, par exemple, de Christine Boutin et Philippe de Villiers)
  • Enfin, Jean-Marie Le Pen a dénoncé un « écran de fumée », destiné à divertir l’opinion du « problème de l’immigration »

La question du voile n’est donc pas, comme le soutiennent les commentateurs autorisés, une question qui traverse l’échiquier politique et brouille le clivage droite / gauche. C’est en réalité la gauche et elle seule qui a été divisée par ce débat, et c’est moins le clivage droite/gauche que l’identité et l’unité de la gauche qui en ressortent affectées.
Cette division recouvre des différends profonds qui concernent notamment :

  • L’interdiction et l’interdit : dans quelle mesure et sous quelles conditions l’interdiction et la sanction peuvent-elles être pédagogiques ?
  • L’émancipation : peut-on libérer quelqu’un contre son gré ?
  • Le rapport à l’autre et à sa liberté : jusqu’où peut-on considéré l’autre comme un être aliéné, en attente d’un tuteur bienveillant ?
  • Le rapport entre morale et politique : la fin peut-elle justifier les moyens ?
  • La religion en général, l’islam en particulier
  • Et surtout la jeunesse issue des classes populaires et de l’immigration post-coloniale

C’est lorsque les adolescentes et les femmes voilées sont sorties de l’invisibilité, lorsqu’elles se sont affirmées comme des égales en apparaissant dans l’espace public, à l’école, à l’université et dans le monde associatif, que leur foulard est devenu insupportable. Celui des mères au foyer n’a jamais suscité de telles phobies.

Il importe pour finir de ne pas perdre de vue les victimes les plus directes de ces débats, parmi lesquelles figurent tout d’abord les centaines d’élèves déscolarisées à la rentrée 2004. Il ne faut pas non plus négliger ce qu’ont enduré toutes celles, majoritaires, qui se résignent depuis lors à enlever leur foulard pour rester à l’école : si l’on peut se réjouir que ces dernières demeurent scolarisées, il faut néanmoins se demander ce qui se passe dans leur tête désormais découvertes, ce qu’elles ressentent et comment elles comprennent les mots laïcité, égalité et fraternité, ces « valeurs de la République » dont se gargarisent nos chasseurs de voile, mais qui pour elles ne sons synonymes que de menaces, d’injures et d’humiliation.

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