UJFP Banderole

Le piège tendu aux Juifs de France

Un texte du Bureau national de l’UJFP, Union Juive Française pour la Paix.
Publié le 15 janvier 2015 sur leur site.


« Nous avons ces derniers jours vécu les mêmes bouleversements à répétition que tous nos concitoyens. Comme Juifs nous avons été profondément atteints par l’horrible attentat perpétré contre des Juifs parce que Juifs. Cela ne peut que faire résonner pour nous les pires heures de l’histoire du judaïsme français. Tout ce que nous croyons comme militants, citoyens, êtres humains, tout ce pour quoi nous luttons, la valeur de la vie, de l’égalité entre les hommes, le ta’ayush (le vivre ensemble), s’est vu bafoué ici dans la rédaction d’un journal, puis dans ce magasin cacher. Nous sommes convaincus que la liberté d’expression est une valeur fondamentale de toute société démocratique et qu’elle doit être défendue à tout prix contre la violence obscurantiste.

Nous sommes aussi conscients de la montée d’un antisémitisme redoutable en France. Mais nous voulons l’analyser et tenter d’en comprendre les causes, parce qu’il est porteur comme tous les racismes d’aveuglement, de haine et de sang. 
Notre association dénonce depuis des années le piège tendu aux Juifs de France, et il nous semble important de le décrire à nouveau aujourd’hui au lendemain de cette attaque meurtrière.

Un piège tendu par plusieurs instances et à plusieurs niveaux articulés et coordonnés dans le temps. À partir des provocations de Sharon sur le parvis de la mosquée d’Al Aqsa qui ont déclenché la deuxième Intifada en 2000, le gouvernement israélien de l’époque a décidé que la France, où réside la première communauté juive d’Europe, était un outil nécessaire et incontournable de sa politique. Son exécutif sur place ? L’ambassade d’Israël, l’agence juive, et le CRIF, conseil dit représentatif des institutions juives de France. Il s’agit d’embrigader tous les Juifs de France dans un soutien inconditionnel à tous les actes du gouvernement israélien, même les pires. Un CRIF qui va imposer une vision uniforme, d’une communauté juive totalement homogène soudée autour d’un sionisme sans faille et d’un soutien sans nuances aux actes du régime. Et ce travail va d’ailleurs se poursuivre très vite jusque dans le réseau des associations juives laïques, d’où l’UJFP sera assez vite éjectée. Hors du sionisme point de salut ! Imaginer une collectivité de près de 600 000 âmes parlant d’une seule voix, est aussi fou et stupide que de prêter cette unanimité à cinq ou six millions de musulmans, parmi lesquels il y a aussi de toute évidence, des religieux, laïcs ou non, plus ou moins pratiquants, des sionistes même, etc. Mais cela favorise une assimilation voulue, dans l’esprit de chacun : juif = soutien d’Israël et de sa politique quelle qu’elle soit. Et cette politique occupe, colonise, tue des arabes palestiniens tous les jours.

Les gouvernements successifs d’Israël n’ont quant à eux pas cessé depuis la même époque de s’adresser aux Juifs français en leur demandant de quitter une France pleine de musulmans antisémites et de faire leur « aliya » en Israël.

Enfin un aréopage d’intellectuels français, tenants du choc des civilisations, des Fourest, des Taguieff, des Tarnero, des Finkielkraut, mèneront à la fois le combat contre l’islam et celui pour le sionisme. Les gouvernements français successifs n’ont cessé, eux aussi, d’assimiler la légitime critique d’Israël et du sionisme à un racisme antisémite. Et la plupart des médias français ont repris la rengaine. On entendait même des journalistes après le massacre de Toulouse, parler d’Israël à des citoyens français juifs devant l’école visée, en leur disant « votre pays ». Souvenons-nous du fameux rapport Rufin qui demandait la pénalisation de l’antisionisme décrit comme une nouvelle forme d’antisémitisme.

Dans ce piège, beaucoup de Juifs se sont trouvés pris, qui avaient des liens affectifs, familiaux, d’identification avec Israël, et avec son histoire telle qu’elle leur était présentée par la mythologie sioniste, et sont petit à petit devenus des « représentants » potentiels du soldat israélien ou du colon israélien en France, renonçant progressivement à leur esprit critique, sous les effets déjà néfastes de confrontations de plus en plus problématiques. Ils ont aussi renoncé en même temps à leur capacité d’empathie pour l’autre, l’occupé, le destitué de tous ses droits, le massacré comme à Gaza cet été, pour ne plus voir que leur souci de préserver à tout prix ce « petit État fragile et jeune entouré d’ennemis » seul capable de les protéger de l’antisémitisme. Toute critique contre cet État est ainsi devenue un acte antisémite, tout rassemblement de solidarité avec la Palestine, un regroupement de fanatiques les menaçant personnellement et que les communautés locales poussées par le CRIF réussissaient à faire interdire, renforçant ainsi l’animosité contre eux. Le cercle vicieux ainsi amorcé n’a fait que se renforcer avec le temps, les attaques sur les territoires occupées ne faisant qu’augmenter tensions et replis.

La crise sociale s’est développée pendant ces années dans les quartiers populaires où se côtoient souvent dans les mêmes HLM ou les mêmes cités des Français (juifs, arabes et africains), dans des conditions similaires de difficultés sociales. Dans ces ghettos de pauvreté, le jeune français post colonial qui subit le délit de faciès, la discrimination à l’emploi, le refus de l’entrée des boites de nuit, parce que basané, s’identifie lui au dernier carré non décolonisé du monde arabe, et au Palestinien opprimé. Il porte parfois le keffieh symbole de la résistance. Et chaque fois qu’il veut exprimer sa solidarité, sa parole est interdite, assimilée à de l’antisémitisme. Sa volonté de participer au débat politique se voit niée, rejetée, rabaissée à une expression raciste. C’est lui le raciste, en plus de subir comme noir ou arabe le racisme et l’exclusion sociale. Petit à petit se développe chez lui un ressentiment contre cette communauté (qui soit dit en passant se voit reconnue comme communauté, le terme de communautarisme étant réservé aux autres) dont le gouvernement affirme qu’il la protège contre lui et ses semblables.

Le porteur de kippa n’arbore-t-il pas aussi souvent l’insigne des parachutistes israéliens ? Lui peut aller manifester tranquillement pour soutenir l’armée israélienne et ses massacres à Gaza, voire même y participer, la presse nationale, le gouvernement français, tiennent le même discours que lui sur l’opération « bordure de protection. » Il est du côté du manche. Il est blanc il est occidental, il a le droit du plus fort pour lui. Les groupes violents comme la Ligue de Défense Juive peuvent insulter la Palestine, les arabes, frapper, casser, rien, aucune sanction, la police regarde et se tait, comme cet été rue de la Roquette, des vidéos prises sur place faisant foi. Le jeune arabe, lui, n’a pas le droit de manifester pour Gaza – interdictions ministérielles pendant la même période. Comment ne pas penser à ce jeune homme qui a été arrêté (avec d’autres sur délit de faciès pur) en marge d’une manifestation de cet été, en rentrant tranquillement chez lui, parce qu’il portait un keffieh : frappé, passé en comparution immédiate, la journaliste de Libération qui assistait à l’audience où le garçon pleurait devant une juge partiale et inflexible, refusant d’entendre quoi que ce soit, en a fait un article scandalisé. Il a pris trois mois de prison ferme, et est encore aujourd’hui assigné à résidence dans sa banlieue avec bracelet électronique.

Cette justice à deux vitesses, cette stigmatisation des uns au bénéfice douteux des autres, ce discours officiel qui fait du monde arabe l’axe du mal terroriste, arriéré barbare, et d’Israël un modèle de démocratie, des jeunes arabes et africains des dangers potentiels pour la société et des Juifs une catégorie intégrée dans un Occident tout récemment devenu judéo-chrétien et à protéger, font le lit de la colère. L’impuissance à dépasser une condition misérable a envoyé des centaines de jeunes de tous horizons (même des Juifs paraît-il) dans les bras de Daesh et de Al Qaïda. Et le piège se referme. Les Juifs, corps devenu homogène, paieront pour toutes ces injustices, les humiliations, tous ces musellements de parole, toute cette arrogance affichée sous la protection de tous les gouvernements français : ne touchez pas à nos Juifs, vous, les étrangers à vie, les barbares inintégrables à notre république. Si l’on ne peut atteindre Israël on atteindra ses supporters juifs. L’abcès de fixation que constitue la question palestinienne non résolue, prise elle aussi dans le remodelage d’un nouveau monde profondément injuste, et que les puissants refusent de régler, participe de l’émergence d’un terrorisme redoutable parce que désespéré et suicidaire.

Un mécanisme redoutable d’assignations identitaires s’est mis en place dans le cadre des nouvelles divisions du monde depuis 1989 et « la chute du mur », et les Juifs d’Europe et de France en particulier ont servi de pions dans le nouveau dispositif.

C’est avec une très grande tristesse que nous disons aux nôtres, nous sommes français, nous pouvons vivre heureux chez nous en France, comme le disait le dicton transformé par Elie Barnavi, « heureux comme un juif en France », avec nos compatriotes de toutes origines aujourd’hui, l’importation du conflit c’est par votre biais en vous utilisant et vous manipulant qu’elle s’est faite, au service d’une cause bien injuste. Le terrorisme montant de Daesh et de Al Qaïda contre lequel nous devrons tous nous battre parce qu’il est meurtrier suicidaire et sans issue, passera par des luttes communes, contre tous les racismes, toutes les exclusions, la restitution de la diversité des opinions de tous, musulmans, arabes et juifs, dans l’échange et le dialogue. La liberté d’expression n’est pas réservée à une seule vision du monde. »

Bureau national de l’UJFP le 15 janvier 2015

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