Je reproduis ici l’entretien mutuel que nous avons réalisé avec le camarade Sébastien Hovart (voir ses sites Seb Formation et Seb Lit) pour le n°61 (décembre 2023) de la Revue Les cahiers de l’action de l’INJEP, portant sur Les méthodes d’éducation populaire : outils d’animation ou leviers d’émancipation ?
Le métier de Sébastien Hovart et d’Adeline de Lépinay est d’animer des processus collectifs d’éducation populaire. Cela peut les amener à animer des « formations » conçues comme des temps qui procèdent d’une recherche d’émancipation. Ils reviennent ensemble, sous la forme d’un dialogue, sur leurs pratiques en se posant la question de la part de l’éducation populaire dans ces dynamiques et postures, en faisant le lien avec les outils qu’ils utilisent et les finalités qu’ils poursuivent.
ADELINE DE LÉPINAY : Nous sommes tous les deux considéré·e·s comme « formateur » et « formatrice » en éducation populaire. Comment te retrouves-tu dans cette identité ?
SÉBASTIEN HOVART : Il m’a fallu un peu de chemin pour m’y sentir à ma place. En fait, je revendique d’être d’abord animateur, c’est ça mon métier, et animateur en éducation populaire, donc éducateur. La forme dans laquelle aujourd’hui je peux pratiquer ce métier, c’est la formation. Du coup, formateur, c’est ma fonction principale aujourd’hui, mais ce n’est pas mon métier.
C’est avec ce décalage que je joue pour me sentir légitime à répondre à des demandes de formation en éducation populaire.
ADELINE : De mon côté, j’ai du mal à me reconnaître dans cette fonction de « formatrice ». Je considère comme toi que mon métier, c’est l’animation de processus d’éducation populaire, mais c’est dans la posture d’accompagnement que je me sens le plus à ma place. Je suis toujours très embêtée quand on me demande une « formation » à l’éducation populaire et, pire, aux « outils » de l’éducation populaire. Ce que je fais, dans ces cas-là, c’est que je prépare un déroulé dont l’objectif est d’amener les participant·e·s à prendre du recul sur leurs pratiques, à s’interroger sur leurs finalités, leurs postures, au regard de ce que sont les finalités et postures de l’éducation populaire. C’est ensuite sur la base de leurs analyses, de leurs façons d’agir pour atteindre leurs finalités, que je leur apporte si besoin des pistes en termes d’outils.
Car l’éducation populaire, pour moi, ce sont des démarches, des processus au service d’une ambition politique qui vise à construire les conditions de l’émancipation et de la transformation sociale. C’est pourquoi je commence généralement les formations par une partie sur « Pourquoi l’éducation populaire ? » et par présenter les origines historiques, les différentes traditions et leurs projets de société sous-jacents : la tradition des Lumières, qui veut former le peuple des citoyen·ne·s ; celle du mouvement ouvrier, qui veut construire l’auto-émancipation dans un contexte de luttes de classes ; celle des chrétien·ne·s sociaux, qui luttent contre la misère dans une visée de réconciliation de classe ; et celle issue de la Seconde Guerre mondiale, qui affirme la nécessité d’une éducation politique pour faire vivre la démocratie. Commencer les formations par cela me permet d’inviter très vite les participant·e·s à s’interroger sur leurs finalités et leur positionnement vis-à-vis de ces différentes options politiques.
SÉBASTIEN : Je te rejoins entièrement sur la nécessité de poser la question de l’intention et du politique, systématiquement. Tant que je peux caser ces questions-là, j’estime que je fais mon travail, quelle que soit la manière dont la commande est tournée, quel que soit mon programme de formation.
Ensuite, à partir de cette intention partagée, de ce cap politique, on peut redescendre progressivement sur des grilles de lecture, des méthodes et des outils. On a besoin de penser d’abord et de choisir les outils et méthodes ensuite. La grille de lecture que j’introduis le plus systématiquement, c’est celle des rapports sociaux, pour avoir de quoi penser les parcours des personnes et la manière de les prendre en compte.
ADELINE : Oui, l’éducation populaire, c’est l’ambition de transformer les rapports sociaux, de s’émanciper et de transformer la façon dont est structurée la société. J’utilise beaucoup l’idée d’émancipation, qui paraît datée à certain·e·s, et floue et fumeuse à d’autres. Donc je passe toujours un peu de temps à développer ce concept, à le concrétiser. Cela me permet aussi de faire le lien avec l’idée de l’empowerment, celle de développement du pouvoir d’agir (que je présente comme l’ambition de favoriser l’empowerment d’autrui), de pointer le danger de la récupération néolibérale et de le relier avec la nécessité de la transformation sociale (on ne peut pas s’émanciper dans une société inchangée). Cela me permet ensuite d’aborder la question de la posture : puisqu’on ne peut pas émanciper autrui, comment agir pour l’émancipation de tou·te·s ? Au cours d’une formation, je présenterai sans doute des outils qui aident ces processus (ou, plus probablement, je les utiliserai avec le groupe et les expliquerai). Mais je mettrai en garde contre la tentation de les considérer comme des recettes magiques qui produiraient par elles-mêmes de « l’éducation populaire ». Les outils sont des tentatives de réponses à des besoins en termes de création de dynamiques collectives. Ce sont des béquilles et des attelles : elles nous servent à nous contraindre dans les processus qu’on cherche à mettre en place, mais en aucun cas elles ne doivent devenir centrales.
SÉBASTIEN : Et pourtant, les outils, c’est la demande première, la raison pour laquelle on vient le plus souvent me chercher. Parce que c’est la seule partie conscientisée en termes de besoins, et donc le principal point d’entrée. Je ne peux pas, dans ma pratique actuelle, refuser cette entrée par les outils, sinon je ne prêche que les convaincu·e·s. Donc, je présente des outils. Mais d’abord, je ne présente jamais uniquement des outils : je prends toujours le temps de poser un contexte d’usage, et en particulier de l’inscrire dans une pédagogie et une posture spécifiques.
Ensuite, je présente systématiquement ces outils avec des contenus sociaux et politiques. Je montre un usage émancipateur et j’en décrypte collectivement le fonctionnement et les effets. C’est ce que je souligne le plus, ce que j’espère voir mémorisé en lien avec l’outil. Enfin, je ne propose jamais de fiche-outil clé en main. Je mets à disposition des supports, et des règles de jeu le cas échéant. Par cette absence, je force les personnes à s’approprier l’outil, à s’en faire leur version à leur sauce. Je les contrains à comprendre à quelle finalité l’outil correspond et à l’adapter à leur contexte. Ce qui inscrit ces outils dans une logique de convivialité qui me semble très compatible avec nos valeurs et potentiellement en résistance à des logiques productivistes. Il y a une tension permanente entre le fond et la forme. On me demande une forme, j’ai envie de travailler le fond, si je caricature. Ce qui me pose des questions éthiques.
ADELINE : Oui, tu as raison de souligner que les questions éthiques sont centrales. Et de déontologie, aussi. Je considère que l’éducation populaire, ce sont fondamentalement des démarches de recherche-action populaires. Pour tâcher de comprendre le monde dans lequel on vit, la place qu’on y occupe, et d’identifier des façons pour agir dessus et le transformer, on va faire de la sociologie populaire, de la philosophie populaire, des sciences politiques populaires. On part de nos vécus, de nos expériences ; on se nourrit de savoirs « froids » (scientifiques, objectifs) et « chauds » (autres expériences), on croise tout ça pour explorer la complexité des situations ; et on retourne vers le réel pour décider des façons d’agir. C’est une boucle perpétuelle entre le réel et l’action, d’une part, la réflexion et la prise de recul, d’autre part : une boucle qui permet de développer des savoirs utiles à l’action, et qui permet d’agir.
Un principe de base des démarches d’émancipation, qui est aussi une ambition et une utopie, c’est de refuser de séparer celles et ceux qui décident de celles et de ceux qui exécutent. Ce qui nécessite de ne pas confier la responsabilité de penser (à notre place) à quelques-un·e·s. Or pour construire une pensée, il faut se baser sur des savoirs (les nôtres et ceux des autres). Sauf que nous ne sommes pas tou·te·s sociologues, philosophes, politistes, et encore moins tout cela à la fois. Cette ambition, profondément démocratique, pose donc une question de déontologie et d’éthique : comment, sans être des professionnel·le·s, être des amateurs et amatrices éclairé·e·s ?
Il s’agit de créer des liens, voire un continuum entre des spécialistes (car il y en aura toujours et on en a besoin) et toutes les personnes, amateurs et amatrices, qui ont besoin de ces savoirs pour construire leur jugement propre. Ce n’est pas simple car dans la spécialisation il y a un enjeu de distinction : c’est vrai pour les savoirs, pour le monde politique, et aussi pour les pratiques artistiques : les amateurs et amatrices sont regardé·e·s avec paternalisme, voire mépris.
SÉBASTIEN : C’est amusant parce que le fait que j’aie commencé ma vie professionnelle dans un secteur proche mais différent m’a amené à penser cette question tout à fait autrement.
J’ai commencé dans la médiation culturelle et scientifique par me retrouver dans un musée à devoir expliquer de manière compréhensible ce qu’il y avait dans les expos et les collections. Ce qui m’a fait constater deux choses :
– Les spécialistes de la production de connaissances (ou de stockage) sont rarement compétent·es dans sa transmission. En tout cas, celle qui est destinée à d’autres que leurs semblables (et celleux qui se destinent à le devenir).
– Le fait de transmettre, de rendre accessibles (et éventuellement discutables) les contenus en question est un métier. Et c’est un métier de spécialiste ! C’est simplement une autre spécialité.
Aujourd’hui, c’est toujours comme ça que je le pense. Je suis capable d’assimiler, en partie, ce que produisent les spécialistes, et c’est une compétence en soi, loin d’être partagée. Ce qui m’ouvre la possibilité de pratiquer mon métier de spécialiste : l’animation en éducation populaire. Donc la mise à portée de ces connaissances, et suffisamment à portée pour malaxer, maltraiter et mettre en dialogue ces contenus.
Le fait de le revendiquer comme une spécialité m’aide à revendiquer une légitimité et un possible rapport de force avec les sachants (chacun son terrain) et aussi à mettre les outils à distance, comme accessoires de cette spécialité.
ADELINE : D’autant que notre métier, c’est aussi de faire le lien entre les savoirs (chauds et froids) et leur utilité dans une visée d’émancipation et de transformation sociale.
SÉBASTIEN : Oui, et on est dans une société où les finalités de justice sociale, d’émancipation et de transformation sociale sont considérées par la culture dominante au mieux comme périmées et naïves, et au pire comme dangereuses. Or on ne peut pas se contenter de n’intervenir qu’auprès de convaincu·e·s !
ADELINE : Derrière les demandes de formation à l’éducation populaire, il y a généralement un besoin concret, auquel le collectif demandeur pense qu’une formation va aider à répondre. Mais il est intéressant, lors des premiers échanges, d’essayer de comprendre quel est ou quels sont ces besoins. Très souvent, cela touche aux questions de mobilisation, de participation, d’implication, de démocratie, etc.
Entrer par ces questions, cela nous amène à inviter le collectif à se questionner sur sa finalité, ses valeurs, ses pratiques. Ce sont des questions compliquées, potentiellement fragilisantes, car cela consiste à mettre les fondamentaux en débat, voire en question. Par exemple : pourquoi voulez-vous que les gens participent ? Pour quoi faire, pour quelle motivation précise ? De quels « gens » parle-t-on, quelle est votre position par rapport à eux, notamment en termes de relation de pouvoir ?
Aborder cette question du « pourquoi » est selon moi fondamental. Mais c’est compliqué, et je pense que ça demande souvent de se faire accompagner par une personne tierce. Car en faisant cela dans l’entre-soi, il peut être difficile de s’extraire des inévitables tensions, relations de pouvoir, insatisfactions et rancœurs qui existent forcément au sein des collectifs. C’est pour cela que je m’intéresse de plus en plus à la question des conflits dans les associations et les syndicats.
SÉBASTIEN : Pour beaucoup, l’éducation populaire est devenue notre métier, l’activité qui doit nous permettre de payer notre loyer à la fin du mois. Dans cette perspective, il est tout à fait normal qu’on soit tenté·e·s de reproduire, de rationaliser, de standardiser nos pratiques. On aimerait être libre de tout penser comme il faut, d’adapter parfaitement chaque intervention et de prendre tout le temps qu’il faut. Mais non, on est contraint·e·s de faire moins bien, de faire avec les moyens donnés. Et faire cela entre en contradiction avec l’essence même de ce que nous sommes censé·e·s produire. C’est aussi un dilemme éthique, du coup, avec lequel il faut se débrouiller en permanence.
ADELINE : C’est, je trouve, une caractéristique qui rapproche notre métier de ceux de la création artistique. Cela n’aurait aucun sens de ne faire que reproduire : ça ne produirait absolument plus rien. Quand je crée une intervention, j’ai vraiment la sensation d’être dans un processus de création. C’est souvent très long, je fais des détours, j’ai l’impression de patiner, puis ça vient, et je recommence et reprends. Je prépare comme une folle, tout en sachant pertinemment que ça ne se passera pas comme je l’ai prévu. « Il est criminel de ne pas préparer, mais il est stupide de suivre sa préparation », m’avait dit une collègue quand je commençais à animer des temps d’éducation populaire. Étant donné cela, comment répondre à une demande d’un commanditaire ? Comment construire un « catalogue » qui présente ce que je pourrais faire ? J’ai du mal à faire ces deux choses, alors que je reconnais qu’il est parfaitement normal que les gens en face de moi me demandent un peu de clarté et de sécurité.
SÉBASTIEN : J’ai pu évoluer à travers ce dilemme au fil des années. Pendant longtemps, on est d’abord venu me chercher pour l’habillage de mon travail, pour la déco. La déco, dans mon cas, c’est le jeu. Pour le dire de manière plus juste : le jeu est mon outil d’animation principal. J’utilise la « ludopédagogie » (le terme a pour fonction, précisément, de légitimer et de valoriser, je l’ai longtemps utilisé pour ça) : j’adapte des jeux à des fins éducatives. En gardant assez de dimension ludique pour que ce ne soit pas seulement une excuse (pas de jeux de l’oie ou de jeux de sept familles, merci) et en choisissant des jeux qui amènent à se poser les questions qui m’intéressent. Tout ça, c’est de la technique. Enfin, c’est la combinaison de deux techniques : la pédagogie et l’ingénierie ludique pour produire des outils spécifiques. Ces outils se voient, se distinguent matériellement et visuellement. Et ils produisent des temps éducatifs vivants et mémorables. Donc, longtemps, on m’a identifié par ce biais, on est venu me chercher pour ça. J’étais tout à fait heureux qu’on vienne me chercher (en termes d’ego autant que de finances) mais ça grattait quelque part : exactement à l’endroit que tu nommes.
Depuis, j’en ai pris conscience, je l’ai nommé et j’ai pu apprivoiser cette contradiction. Et, surtout, les années passent et le bouche-à-oreille se fait de plus en plus sur le contenu que je traite à partir du jeu. On vient de plus en plus me chercher pour parler rapports de domination et politique. En général en sachant que la forme sera sympa, mais ce n’est plus le moteur premier. Cette évolution m’a non seulement fait plaisir, elle m’a confirmé qu’on pouvait avoir des stratégies de pirates. Que c’était sans doute même une des meilleures portes d’entrée. Répondre à des commandes mal posées, ou en tout cas qui me paraissent superficielles, pour pouvoir ensuite aller sur des questions de fond. Avec notre boussole éthique comme garde-fou : surveiller sa posture et travailler pour l’émancipation de toutes et de tous (en prévenant nos commanditaires qu’on s’autorisera à sortir du programme pour aller plus loin que prévu).
ADELINE : Finalement, c’est quand je ne dis pas que je fais de l’éducation populaire que j’ai le plus l’impression d’en faire. Les « formations » à l’éducation populaire me laissent parfois assez insatisfaite, même si j’en ai de bons retours. Elles « énergisent » car elles invitent à mettre le sens au cœur des pratiques, et, dans des contextes où les professionnel·le·s et les militant·e·s courent après le temps et sont pris dans des injonctions contradictoires, cela fait beaucoup de bien. Mais cela n’a pas d’effet miracle et immédiat : c’est éventuellement le début d’un processus long qui va nécessiter de multiples étapes. C’est pourquoi c’est quand j’accompagne un collectif dans ses réflexions, ses prises de recul sur ses actions, que je me sens au cœur de ce que je défends, davantage utile et dans le concret.
SÉBASTIEN : Les deux outils les plus importants à mes yeux, ce sont la posture et la méthode dialogique. Ce sont aussi les plus exigeants, et les plus invisibles.
Partant de là, je crois que dès que j’interviens, même dans une commande de consultant de gauche, je fais de l’éduc’ pop’, parce que je fais la démonstration a minima de ces deux outils. Je suis attentif à ma posture, en termes d’éthique, et je dialogue. Je dialogue, ça veut dire que je me laisse déranger et perturber par ce qu’apporte le groupe (le jour où je ne serai plus dérangé en intervention, ce sera mauvais signe, ça fait partie des alertes que j’ai en tête).
Et le plus important, c’est qu’en fin de session, je prends toujours un moment, même court, pour nommer avec le groupe ces enjeux de posture et d’outils, ceux que j’utilise et pourquoi. Avec ça, même dans des commandes très contraintes, j’ai l’impression de faire un bout d’éduc’ pop’ pour de vrai, de semer une graine pour y entrer plus une prochaine fois (et je croise les doigts pour ne pas trop me leurrer, mais j’ai toujours des doutes). J’essaie d’introduire une prise de recul, voire de conscience, un décalage.
ADELINE : Mettre le moyen avant la fin, c’est dépolitiser son action, lui retirer son sens, son ambition. Et pour autant, la fin est en partie dans les moyens, le fond détermine la forme et la forme détermine le fond. Il faut donc toujours faire ces allers-retours critiques. C’est dans cette tension que l’on est quand on nous demande des « outils ».
SÉBASTIEN : Moi, je crois que j’ai besoin que ce soit joyeux. Je ne dis pas que c’est ça qui fait l’éducation populaire, mais c’est un levier précieux dans ma pratique. En fait, c’est pour que ce soit joyeux que j’utilise le jeu en premier lieu. Bon, c’est aussi parce que c’est un outil que je maîtrise, par confort donc. Et parce que la didactique m’a fait penser que ça fonctionnait en termes de pédagogie active.
Mais, d’abord, parce que c’est joyeux. Joyeux d’une manière très égalitaire. Socialement, ça casse les codes scolaires et dominants, ça remet tout le monde plus ou moins à la même place, et ça c’est joyeux (sauf pour les vrais dominants qui s’assument, mais j’ai depuis longtemps fait le deuil de travailler pour leur bénéfice).
Nos outils d’éduc’ pop’ viennent, pour une partie non négligeable, de la Résistance et des Trente Glorieuses. Ils sont puissants, rodés, mais aussi issus et donc adaptés à un contexte, à des codes culturels, et notamment à des rapports au savoir et à la scolarité qui ne sont plus ceux d’aujourd’hui, plus ceux d’une grande partie des classes populaires, en particulier dans le rapport à l’écrit, au sérieux et à l’élaboration verbale. Tout baigné du nouvel esprit du capitalisme. Je me dis qu’une partie du travail à faire est de mettre à jour notre quincaillerie par rapport à l’esprit de la période dans laquelle nous vivons, de suivre la tendance sans trahir nos intentions et nos méthodes. J’ai trouvé dans le jeu des bricolages qui me conviennent et que je trouve cohérents, voire utiles.
Ce sont des bricolages qui me mettent en tension permanente, on en revient toujours à des questions éthiques : est-ce que je suis en train de sacrifier le fond à la forme ? Est-ce que je ne fais pas le jeu du libéralisme en arrondissant les angles et en déconflictualisant ? Est-ce que je ne trahis pas les exigences intellectuelles et universitaires ?
Le jeu, en tant qu’outil, doit donc toujours être pensé et questionné en termes de finalités politiques. C’est cette logique d’allers-retours entre politique et quincaillerie qui est centrale dans l’éducation populaire, à mon sens. La politique seule, c’est difficile à partager avec tou·te·s. La quincaillerie seule, c’est du petit commerce et du loisir. Donc j’ai une lecture politique du jeu et de sa place.
ADELINE : Je comprends ce que tu dis. De mon côté, j’intègre depuis quelque temps le chant à mes interventions. Toi, tu viens du jeu, et moi, j’ai une pratique vocale : on fait avec ce qu’on est !
Ce que tu dis sur les codes scolaires, je l’ai ressenti souvent en fin d’intervention : on a très peu de temps, alors je prévois des déroulés très denses, je partage plein de choses, je prévois plein de séquences pour permettre aux participant·e·s de mener leur réflexion et de faire leur chemin. À la fin, tout le monde est généralement ravi, mais aussi épuisé… Il y a là une incohérence. Comment prétendre construire une autre société et s’abrutir ainsi dans le travail ? Même s’il y a une réelle jouissance, j’en suis convaincue, à passer une journée qui permet de dégager des pistes émancipatrices et des pistes d’actions concrètes, il y a quand même quelque chose qui cloche.
C’est sur la base de ce constat (et de mon envie de faire une liaison entre mes activités musicales et mes activités d’accompagnement de collectifs) que je me suis formée en tant que « passeuse de chants » pour faire chanter des collectifs et des personnes qui ne se considèrent pas comme des chanteurs et des chanteuses. Mais, par la pratique collective du chant, on se connecte au corps autant qu’au sens, on perçoit concrètement la nécessité de s’accorder pour pouvoir jouer ensuite des partitions différentes en harmonie, on ressent la force et la joie que procure le collectif.
SÉBASTIEN : Ma finalité, et même ma vision de l’éducation populaire, c’est l’émancipation comme principe central – et en particulier l’émancipation collective. Ce qui suppose de politiser les enjeux : de faire commun et de comprendre la conflictualité, de l’accepter comme incontournable.
Parfois, j’interviens avec des groupes qui n’en sont pas encore là mais je travaille dans cette direction et j’introduis toujours un peu de conflictualité politique, même si c’est à la marge. Pour que ce soit acquis qu’on peut en parler, et même que c’est la direction pour la suite.
Parfois, ça fait peur. Parce qu’on est, en général, dans une culture qui évite le conflit (voire qui impose le consensus, si on lit Chantal Mouffe [Mouffe C., 2016, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel]), et parce que beaucoup de gens ont peur du conflit à titre individuel. Le conflit, ça oppose et, dans l’esprit de beaucoup, ça divise. En bref, ça tue la convivialité. C’est là que les outils peuvent être importants pour moi, en particulier le jeu. Je disais que je m’en servais pour casser les statuts et que ce soit joyeux, c’est bien ça. Et si c’est aussi important pour moi, ce n’est pas pour passer pour un gars sympa : c’est pour équilibrer avec la conflictualité que je tiens à introduire. J’utilise du jeu pour pouvoir parler de sujets importants (rapports sociaux, idéologies politiques, conflits et violence) en conservant une ambiance conviviale et une dynamique de groupe détendue. Sur le fond, on y va en choisissant une forme où on ne se fera pas mal. Et parfois, ça marche. Parfois, ça permet de parler politique et conflit là où on n’aurait pas cru ça possible, où le conflit faisait trop peur.
ADELINE : Je suis, comme toi, régulièrement contactée par des collectifs pour qui la question politique est compliquée. Parce qu’ils dépendent de financements publics ou privés et/ou parce qu’ils veulent regrouper largement, et qu’ils pensent que pour cela il ne faut pas braquer.
Il y a une dizaine d’années, j’étais embêtée par cette distance qu’entretient le milieu associatif de l’éducation populaire en France avec la conflictualité concrète, avec les dynamiques de rapport de force qui existent dans la société. Dans ces cadres, on parlait beaucoup, on « déconstruisait », mais on n’envisageait pas tellement de s’engager dans la bataille concrète. Or, parallèlement, je militais dans des espaces qui méconnaissaient les principes et postures de l’éducation populaire, alors même que l’éducation populaire vient du syndicalisme. Pour tenter de dépasser cette frustration, je me suis engagée dans un collectif qui souhaitait expérimenter les méthodes de community organizing. Malgré les doutes que j’avais vis-à-vis de ces méthodes, j’avais l’intuition qu’elles pouvaient être une rencontre entre les postures et ambitions de l’éducation populaire, et les pratiques et réalisations des organisations militantes. Et, pour le coup, le community organizing ne refuse pas la conflictualité. Cela prendrait trop de temps de développer ici les forces et faiblesses de cette pratique [Voir le travail de recherche d’Adeline de Lépinay mené à la suite de cette expérience où ces questions sont développées : Organisons-nous ! Manuel critique, 2019, Marseille, Hors d’atteinte], mais elle a au moins l’intérêt de poser clairement la question de la conflictualité.