ASSO Solidaires

Sur la nécessité et la richesse du syndicalisme dans le secteur associatif

Pour célébrer les 10 ans d’existence du syndicat ASSO Solidaires, des militant·es ont travaillé à écrire un ouvrage qui en retracerait à la fois l’histoire et l’actualité, notamment au travers de nombreux témoignages qui ont été recueillis. Mais le syndicalisme c’est un militantisme très chronophage, notamment pour celleux qui n’ont pas beaucoup de droits syndicaux – ce qui est souvent le cas dans le secteur associatif, où beaucoup travaillent dans des très petites structures (les TPA) : le projet n’a pas pu aboutir.

Mais iels m’avaient demandé d’écrire la préface de cet ouvrage. Je me permets de la publier ici, en rendant hommage à ce très gros boulot qui avait été réalisé en vue de la publication de cet ouvrage qui malheureusement ne verra pas le jour…


Lorsque le groupe de travail qui a coordonné l’écriture de cet ouvrage m’a contactée pour me demander d’en faire la préface, j’ai été surprise et gênée : pourquoi moi ? Dans mes premiers jets d’écriture, j’avais beaucoup détaillé combien le contenu de ce livre était riche et puissant, tant je me sens moi-même en prise avec cette complexité liée au travail associatif, à la manière de m’y positionner en tant que salariée, et d’y lutter en tant que militante. De son côté, le groupe de travail – quasi-entièrement composé de femmes – se demandait dans quelle mesure, dans ce livre, il fallait assumer de se célébrer en tant que syndicat. Et là je nous ai vues, toutes socialisées en tant que femmes, à nous interroger sur notre légitimité à nous trouver badass. J’ai alors abandonné là mon premier jet et j’ai recommencé à écrire sans m’excuser ni nous excuser de prendre de la place.

Oui, cet ouvrage est une célébration : une mise en valeur du chemin parcouru depuis bientôt quinze ans par le syndicat ASSO-Solidaires. Un syndicat qui, en perturbant les champs de syndicalisation, questionne la structuration syndicale et interroge les modes de luttes. Un syndicat composé de membres à la culture militante associative plutôt que syndicale : des militant·es ignard·es en droit du travail, qui parfois revendiquent leur droit à ne pas compter leurs heures, des professionnel·les sans métier ni fiche de poste, aux compétences invisibilisées mais fort utiles y compris dans le syndicalisme (sens de l’accueil, de l’animation de dynamiques collectives, de l’accompagnement de processus d’éducation populaire…). Depuis sa création en 2010, ce syndicat connaît une croissance continue et remarquable, chose surprenante d’autant plus dans un secteur où se syndiquer est souvent vu comme une trahison à la « cause » de l’association pour laquelle on travaille.

Mais cet ouvrage est encore beaucoup plus que cela. Il est une réflexion stratégique ancrée dans le réel et sa complexité. Une réflexion sur ma question favorite : après quoi on court et comment on s’y prend ? En l’occurrence : que faire du salariat, de son lien de subordination qui nous enchaîne mais qui est le socle de notre système de protection sociale ? Comment penser un salariat désirable ? Comment lutter pour améliorer nos conditions tout en construisant la possibilité de renverser fondamentalement les choses ? Comment ne pas se faire instrumentaliser par le capitalisme qui, dans sa version néolibérale actuelle, veut détruire le salariat ? Comment faire ? Comment s’organiser ? Comment agir ? Comment pratiquer un syndicalisme désirable ?

Cet ouvrage se nourrit de récits subjectifs et incarnés de membres du syndicat ASSO. Depuis leur position de travailleurs et travailleuses associatives, elles s’interrogent sur ces « comment ? », sur ces questions stratégiques.
C’est un véritable outil de formation, forgé selon les principes de l’éducation populaire comme on sait souvent le faire dans l’associatif. Il croise des expériences vécues et des savoirs académiques pour partager une analyse des contradictions, pour tâcher de reprendre prise dans la complexité du réel et d’agir. Ces réflexions sont celles des membres du syndicat. Car il n’y a pas de « Y’a qu’à Faut qu’on » qui tienne : le syndicat, c’est nous, et c’est à nous de mener ces réflexions en permanence, à nous de nous y coller, à nous de décider comment on va s’y prendre. Certes il y a le risque de se tromper, mais c’est surtout s’engager sur un chemin émancipateur.

On le voit dans les témoignages au fil des pages : ces travailleurs et travailleuses ont l’ambition d’avoir un travail utile à une « cause », voire de militer sur leur temps de travail, de ne pas déléguer leur pouvoir de décider à quoi sert leur force de travail, ni peut-être celui de décider comment organiser leur travail collectivement. Pour cette quête d’un autre rapport au travail et à la sphère professionnelle, iels ont bien souvent accepté des conditions de travail dégradées. Aussi quand la réalité leur revient dans la figure, c’est d’une grande violence. Se syndiquer est un moyen de ne pas abandonner cette ambition en la posant dans sa complexité plutôt que comme un présupposé.

Cet ouvrage explore la contradiction fondamentale qu’il y a dans l’expression « salarié engagé » : l’engagement ne peut être que volontaire et libre, alors que le salariat est défini par un lien de subordination et une dépendance économique. Le salariat associatif est pétri de paradoxes dont on ne peut s’extraire mais qu’il nous faut nommer et travailler pour ne pas les subir de plein fouet. « Salarié militant, défends tes droits ! » : c’est sur ce mot d’ordre que s’est créé ASSO en 2010.

Il me semble que cet ouvrage doit intéresser le syndicalisme tout entier, le monde du travail tout entier, car ces paradoxes les concernent aussi. À l’heure où on entend de plus en plus parler d’une recherche de « sens » par les salarié·es, et où il est prouvé que son absence crée les conditions d’une souffrance au travail : que revendiquer ? Traditionnellement, le syndicalisme lutte pour l’augmentation des compensations (rémunérations et conditions de protection) et la baisse du temps de travail. Aujourd’hui, les entreprises capitalistes et néolibérales instrumentalisent à leur profit le légitime besoin de sens, comme elles avaient précédemment instrumentalisé celui d’autonomie et d’individualisation : à coup de « raison d’être » et de « responsabilité sociale et écologique », elles cherchent à créer des « collaborateurs » qui fassent alliance avec l’intérêt de l’entreprise, en invisibilisant toujours davantage la réalité de la lutte des classes. En valorisant le « salariat engagé », le secteur associatif est-il encore à la pointe de la déconstruction du droit du travail et de l’aggravation de l’exploitation ? Pour s’en prémunir, la seule solution est-elle d’abandonner cette ambition et de nous borner à être des agents exécutants de 9h à 17h ?

La question est complexe, mais une chose est sûre : le chemin à suivre n’est pas celui d’une réconciliation fantasmée d’intérêts objectivement contradictoires (ceux des employeurs et ceux des salarié·es). Car, dans le contexte du salariat et même hors secteur marchand, la lutte des classes s’impose aux employeurs aussi bien qu’aux salarié·es, même si les uns et les autres dans l’associatif aimeraient parfois s’en extraire. Les désillusions sont violentes. Changer de paradigme relève alors d’un deuil, qui très souvent engendre le départ du secteur associatif.

Faut-il donc abandonner l’associatif, sous prétexte qu’on ne peut pas gérer cette contradiction ? Ou peut-on agir pour le transformer ? Comment faire alors ? Cet ouvrage invite à l’action collective syndicale. Car il ne peut être question d’abandonner l’associatif, ne serait-ce que parce que nous continuerons à nous associer pour agir. Y compris dans nos syndicats, il peut nous arriver d’être nous aussi employeurs et d’oublier qu’il ne peut exister de « bons patrons » : cet ouvrage revient et analyse cette situation qu’a aussi vécue ASSO. Au-delà du salariat, le salariat associatif nous pose la question du permanentat dans les organisations militantes.

Historiquement, les syndicats ont été un cadre fondamental pour les pratiques collectives d’éducation populaire et d’entraide. S’ils le sont encore de fait, c’est aujourd’hui le secteur associatif qui revendique la prise en charge de ces enjeux : il nous faut travailler à relier pratiques syndicales et associatives, pratiques de luttes et pratiques d’émancipation. Se sentir appartenir à la classe des exploité·es ne doit pas être une « trahison » à la cause défendue par nos associations : au contraire, un peu comme dans la fonction publique à laquelle le secteur associatif ressemble de plus en plus – la sécurité de l’emploi en moins – ASSO est un cadre pour lutter syndicalement afin de pouvoir bien faire notre travail, puisque celui-ci est utile à la société, de ne pas nous épuiser et craquer.

ASSO est membre de l’Union syndicale Solidaires car ses membres souhaitent mener un syndicalisme de lutte et d’orientation révolutionnaire. Agir à la fois pour améliorer nos conditions, et pour transformer radicalement la société. Le syndicat n’est pas une fin en soi, il est un outil au service des luttes et de notre émancipation collective. ASSO, syndicat pétri de contradictions, soulève pour Solidaires et le syndicalisme en général une question fondamentale : à l’heure de l’éclatement du salariat et des statuts, comment agir ? Dans le secteur associatif, comment se réunir avec les précaires, les salarié·es en insertion considéré·es comme des bénéficiaires, les travailleurs et travailleuses non salarié·es ? Comment rendre visible et faire reconnaître le travail gratuit, non rémunéré, non reconnu comme tel ? Dans d’autres secteurs, on se bat pour obtenir l’intégration des femmes de ménages externalisées et des travailleurs des plateformes dans les effectifs des entreprises commanditaires. Sans doute nous faut-il aussi être en capacité de faire évoluer le syndicalisme, et pas uniquement en réaction en suivant les évolutions mortifères du salariat. Mais aussi en décalant le terrain, en revendiquant et en mettant en œuvre des formes d’organisation qui remettent en cause le modèle du capitalisme patriarcal, raciste et validiste. Cet ouvrage nous montre comment ASSO, syndicat à majorité féminine où depuis sa création on prête attention par exemple à la répartition de la parole, a beaucoup de choses à apporter dans l’optique de valoriser des compétences naturalisées et dévalorisées y compris dans le monde viriliste du militantisme. Un monde qui n’est pas guéri de décennies de conceptions productivistes et autoritaires du changement social.

C’est pour toutes ces raisons, et parce que le travail est à la base de l’organisation de notre société, que le syndicalisme associatif, en plus d’être nécessaire, est passionnant politiquement. Et cet ouvrage, bien au-delà d’une célébration à l’occasion d’un anniversaire, est une contribution importante à une réflexion stratégique qui traverse l’ensemble de celles et ceux qui veulent œuvrer à transformer la société.

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