Je reproduis ici un article d’Aliette de Laleu publié sur le site de France Musique en février 2016 (à retrouver ici).
Il s’agit d’une « Petite histoire des applaudissements dans la musique classique », et il illustre parfaitement la dialectique qui existe, quand on parle de musique, entre sacré / technique / élitisme d’une part, et émotion / langage / partage d’autre part. L’un et l’autre se nourrissent et sont complémentaires, mais s’opposent également. C’est article est très intéressant à ce titre.
Petite histoire des applaudissements dans la musique classique
L’épineuse question des applaudissements lors des concerts de musique classique suscite émotion et agacement. L’art de claquer ses mains n’est pas une science infuse : au fil des siècles, le public a évolué et son comportement avec.
C’est votre premier concert de musique classique, inquiet et impatient vous vous installez pour écouter la 41e symphonie de Mozart. Au bout d’une dizaine de minutes, vous sentez l’orchestre rugir, prêt à terminer en beauté son ascension vers les aigus. Le chef tient la dernière note, baguette en l’air avant de laisser retomber son bras le long du corps et tourner la page de la partition.
Silence pesant dans la salle. Quelques rangées plus loin, les visages sont concentrés, les mains bien reposées sur les genoux. Le public se retient bien de commettre la terrible erreur d’applaudir le premier mouvement.
Mais d’où vient ce code ultime de la musique classique qui dicte au public de ne pas applaudir quand il le désire ? Pourquoi les salles de concerts prônent-elles le silence, allant jusqu’à parfois distribuer des bonbons à la menthe pour tenter de contrôler les quintes de toux ?
“Ils claquent pour Gluck”
Le silence est d’or… Mais ne l’était pas il y a quelques siècles. Les concerts de la période baroque ne ressemblent en rien à ce que l’on peut vivre aujourd’hui. Bach faisait découvrir ses œuvres soit à l’église, soit chez des particuliers où l’on se retrouvait pour manger, boire, passer du temps entre amis, attraper les derniers ragots et – accessoirement – écouter de la musique.
Un comportement que l’on retrouve du temps de Mozart où les applaudissements surgissent au bon vouloir du public. Lors d’un séjour à Paris, le compositeur écrit à son père dans une lettre extraite du Discours musical du chef d’orchestre Nikolaus Harnoncourt : «Juste au milieu du premier Allegro, il y a tout un pasage [sic] que je savais bien devoir plaire : tous les auditeurs en furent transportés… et il y eut un grand applaudissement [sic]… Comme je savais bien, quand je l’écrivis, quel sorte d’effect [sic] il ferait, je l’avais ramené une seconde fois, à la fin…»
Non seulement les applaudissements sont les bienvenus, mais ils sont sollicités par les compositeurs eux-mêmes. Il faut dire que le public parisien au XVIIIe siècle est réputé pour faire beaucoup de bruits pendant les concerts. Même dans les lieux sacrés, les assemblées sont tentées de saluer les œuvres jouées par des cris et des applaudissements.
Dans son travail universitaire Applaudissements et Grande Musique, Jérôme-Henri Cailleux rapporte les propos de l’homme de lettres Louis-Sébastien Mercier dans Tableau de Paris publié en 1782 :
«Ils claquent pour Gluck et font plus de bruit que tous les instruments de l’orchestre, que l’on entend plus. […] Quelquefois ces battements de mains vont jusqu’à la frénésie ; on y a joint depuis quelques temps les mots de bravo, bravissimo. On bat aussi des pieds et de la canne ; tintamarre affreux, étourdissant, et qui choque cruellement l’âme raisonnable et sensible qui quelquefois même en est l’objet.»
Ce témoignage montre à quel point le public français, et surtout parisien n’hésite pas à montrer son enthousiasme ou sa déception par rapport aux oeuvres qu’on lui propose. Un comportement qui à l’époque détonne par rapport aux publics des pays voisins, plus mesurés et calmes pendant les concerts.
Paris, championne de la claque
A partir de 1830, le concert prend un nouveau visage. La musique aussi. Ainsi le “grand opéra français” naît sur les belles scènes parisiennes, comme l’Académie royale de musique (devenue Opéra de Paris) ou l’Opéra-comique.
Au XIXe siècle, émerge la musique romantique. Les compositeurs ne cherchent plus, comme leurs prédécesseurs, à divertir la foule, mais à l’émouvoir. Schumann écrit en 1835 : «Pendant des années j’ai rêvé d’organiser des concerts pour les sourds-muets, comme ça nous pourrions apprendre d’eux à bien se comporter pendant les concerts, surtout quand la musique est très belle ».
Les compositeurs romantiques pensent leurs œuvres comme une seule pièce. Mendelssohn , par exemple, souhaite que sa 3e symphonie soit jouée sans pauses pour qu’il n’y ait pas les “longues interruptions habituelles”. Celles-là même où le public de Mozart et de Gluck applaudissait et criait pour saluer l’orchestre et le compositeur.
Ces nouvelles manières d’écrire et d’écouter la musique apportent un peu de confusion aux concerts. Faut-il se laisser guider par la musique ? Applaudir ou non les airs d’opéra ? Et les fin magistrales ?
Pour guider le public, les grandes salles parisiennes inventent les “claqueurs”. Des personnes chargées d’applaudir quand il le faut pour que les spectateurs sachent ce qu’il doivent faire de leurs mains. Cette pratique courante au XIXe siècle est assez controversée. A cette époque, l’opéra est fréquenté par un public bourgeois. Les claqueurs, quoiqu’indispensables pour les spectateurs souvent non mélomanes, sont perçus d’un mauvais œil : ils sont mal habillés et donc facilement identifiables parmi les jolies robes et les hauts-de-forme.
Appelés aussi “romains” car ils étaient installés comme une troupe de légionnaires au parterre de l’opéra, les claqueurs sont indirectement gérés par la direction de l’opéra. Ils savent quand applaudir, et surtout quand s’abstenir. Une technique largement employée pour faire comprendre à un chanteur qu’il n’est pas le bienvenu sur scène : Si l’on ne vous applaudit pas, c’est que l’on ne vous aime pas.
Claque de fin
En 1913, l’Opéra de Paris, après avoir transformé le claqueur en salarié permanent de son institution, met fin aux services de claque. Le XXe siècle est l’ère des mélomanes, et les mélomanes n’ont pas besoin qu’on leur dicte quand applaudir. Ils savent très bien quand applaudir, quand siffler ou quand quitter la salle…
L’apparition du mélomane concorde avec la création en 1881 de la Société des Nouveaux Concerts par le chef Charles Lamoureux. L’orchestre partage la musique de son époque, et plus particulièrement celle de Wagner , personnage clé dans l’histoire des applaudissements.
Une nouvelle fois, l’évolution du public se fait avec celle de la musique. Richard Wagner propose une autre vision de l’opéra. Son œuvre n’est pas un divertissement mais un drame sacré qu’il faut respecter pour l’apprécier. Ainsi, dans son Palais des festivals à Bayreuth, Wagner impose le silence pour la première fois dans l’histoire de la musique.
« J’ai déjà dit qu’il est sévèrement défendu d’applaudir pendant la représentation, on pourrait compter les respirations. Je ne conseille pas aux enrhumés ou aux catarrheux de s’aventurer dans le temple de Bayreuth, ils y seraient écharpés. Le silence est plus grand que dans une église, l’on ne peut glisser un mot, même à voix basse, à son voisin de droite, sans être chuté énergiquement par celui de gauche, ce serait une profanation du centre religieux dont Wagner est le souverain pontife ». Denis Magnus, critique dans Gil Blas le 6 août 1882
Wagner construit un nouveau spectacle : le public est plongé dans le noir. On est loin de l’opéra mondain où le public vient pour être vu. Dans le Palais des festivals de Bayreuth, l’orchestre est caché de manière à ce que les spectateurs ne soient pas distraits par les musiciens ou le chef. Et le silence est de mise.
Inhabitué à ces nouveaux codes du concert, le public se perd un peu… Wagner aussi. L’universitaire Jérôme-Henri Cailleux rapporte ainsi la critique de Léon Leroy, du journal Le Figaro, qui assiste en juillet 1882 à la première de Parsifal à Bayreuth en présence du compositeur. A la fin du premier acte, le public applaudit de bon coeur. Le journaliste raconte :
« Après le second acte, une nouvelle salve d’applaudissements unanimes part de la salle. Wagner se lève de la place qu’il occupe dans la galerie dite des souverains et enjoint au public de ne pas applaudir. Les applaudissements cessent comme par enchantement. Après le troisième acte, le public respectueux des désirs du maître garde le silence. Alors Wagner, avec la logique qui le caractérise toutes les fois qu’il ne s’agit pas de musique, se lève comme un furieux et enjoint au public d’applaudir les acteurs. La salle croule sous les applaudissements ».
Vers 1900, Mahler suit les pas de ce maître de la musique et demande que les retardataires attendent l’entracte pour entrer dans la salle, et que les airs ne soient pas applaudis. Certains témoignent que le compositeur se retournait au moindre chuchotement en fusillant du regard l’auteur du crime.
Même Mozart n’est plus applaudi comme avant
Si Mahler et Wagner sont les précurseurs de ces “temples de la musique” où cris de joie et applaudissements inopinés sont proscrits, c’est surtout après 1945 qu’un changement inexplicable s’opère dans les salles de concerts.
A cette époque, on arrête d’applaudir entre les mouvements des symphonies ou concertos. Seul l’opéra, où les manifestations sonores sont autorisées après les grands airs, conserve encore cet esprit des XVIIIe et XIXe siècles .
Jérôme-Henri Cailleux avance une hypothèse pour expliquer ce changement radical de comportement : l’arrivée de la radio. C’est la première fois que les amateurs de musique peuvent appréhender une oeuvre dans son entièreté. La symphonie n’est plus coupée par les applaudissements à chaque mouvement. On l’écoute du premier au dernier mouvement, sans interruptions.
Les disques permettent aussi une écoute plus intime, silencieuse de la musique. Les mélomanes deviennent de vrais professionnels et transforment la musique en art sacré qu’il faut écouter en silence.
Une anecdote de 1974 montre que ce virage est irréversible et touche désormais toutes les musiques. Le Requiem de Mozart est alors donné à l’église Saint-Roch par le chef Sergiu Celibidache. Un critique du Monde, Jacques Longchampt rapporte : «Le public est sommé de ne pas applaudir, on l’oblige à observer une “minute de silence” entre chaque morceau, et pourquoi ? Pour une exécution lente, interminable, soigneusement glacée…»
Le public doit se taire, à la demande du chef. Les compositeurs d’antan sont interprétés par des personnes qui n’ont pas connu l’âge d’or du public bruyant, vivant, et qui exprime ses émotions pendant les concerts. Ainsi, dans la seconde partie du XXe siècle, certains artistes comme les solistes ou les chefs participent à la mort des applaudissements pendant les œuvres ou entre les mouvements. Ils veulent le silence pour le respect de la musique, et pour leur concentration.
La nouvelle génération prête à claquer ?
Cette loi du silence est souvent remise en question aujourd’hui, à la faveur de nouvelles formes de concert, plus libres et moins guindées, et par l’apparition d’une nouvelle génération. Le 28 janvier 2016 est donné à Bastille l’avant-première jeunes d’Il Trovatore de Verdi. Comme pour certaines avant-premières à l’Opéra de Paris, le public est entièrement constitué de jeunes de moins de 28 ans. La majorité d’entre eux vient pour la première fois à l’opéra et ne connaît pas tous les codes de la musique classique.
Pour ne froisser personne, les applaudissements sont hésitants au début de la production. Jusqu’à ce que vienne un air magnifiquement interprétée par Anna Netrebko… Un “bravo” résonne dans l’assemblée et lance le public dans une salve d’applaudissements. Jusqu’à la fin de l’opéra, bravos et applaudissements pleuvent à chaque air virtuose de l’œuvre de Verdi.
Ce nouveau public, pour la plupart non mélomane, ne se laisse dicter que par son instinct, son cœur mais surtout par la musique. Peu importe les codes, la production est ovationnée, les chanteurs applaudis chaudement et le public ravi de pouvoir exprimer sa joie sans contraintes ni codes.
Par Aliette de Laleu