À propos de :
L’atelier des miracles
Les activités cachées d’un atelier d’auto-réparation de vélo et de couture
De Benjamin Pichot-Garcia
Publié aux éditions des trois canards en 2024
Alors qu’il y a peu je chroniquais l’ouvrage En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale, je continue sur ma lancée avec L’atelier des miracles. Le lien entre ces deux livres ? La façon claire, limpide et plaisante à lire dont ils donnent à voir l’invisible de ce que sont des pratiques ambitieuses, tenaces et joyeuses d’éducation populaire et de pédagogie sociale, et ce qu’elles contribuent à construire en termes d’émancipation et de transformation sociale. En décrivant l’ordinaire de Récup’R, l’atelier d’autoréparation bordelais dans lequel il travaille depuis plus de quinze ans, Benjamin Pichot-Garcia parvient, en s’appuyant sur la quarantaine d’entretiens qu’il a réalisés avec les personnes qui font vivre l’association, à nous donner à voir les « innombrables petits miracles qui s’y produisent quotidiennement ».
L’atelier des miracles est sous-titré Les activités cachées d’un atelier d’auto-réparation de vélo et de couture, et c’est tout à fait cela que nous partage Benjamin Pichot-Garcia : si l’auto-réparation de vélo et la couture sont les activités visibles de l’association bordelaise Récup’R, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : sa face cachée est immense et immensément riche, or elle est difficile à nommer et à décrire. Et Benjamin nous le dessine, cet iceberg, puisque l’ouvrage est ponctué de très chouettes et poétiques lithographies, linogravures, collages et dessins. C’est ce livre, sans en rien couper, qu’il faudrait envoyer aux institutions qui demandent des bilans et des évaluations, car comment faire plus court que cela si on veut vraiment tâcher de décrire ce qu’il se passe et ce que produit un atelier d’auto-réparation de vélos et un atelier de couture, au quotidien et au long-terme ?!
Situant l’activité de Récup’R au sein de la « grande Histoire » de nos sociétés, de l’écologie politique au mouvement punk, et nous proposant ainsi une lecture politique de cette histoire, l’auteur affirme les valeurs, les idéaux, la visée politique et sociale de l’association et la façon dont celles-ci structurent les pratiques. Certes réparer des vélos et faire de la couture est important, en soi : la réduction des déchets est indéniablement au cœur du projet de Récup’R. Mais l’essentiel, le fondamental, est ailleurs et il ne se perçoit pas la première fois qu’on passe la porte du lieu. C’est cet essentiel qui fait que les personnes reviennent, restent, s’impliquent.
Lire L’atelier des miracles, c’est se donner du courage et des arguments pour continuer d’œuvrer sans relâche à rebours des dispositifs et des indicateurs imposés par la doxa néolibérale ; pour se convaincre de l’utilité de l’action menée dans les petites associations qui, sans relâche, réunissent des personnes diverses, favorisent l’entraide, le dialogue, la mise en question de la société, la dignité et l’action. Pour défendre cela, Benjamin Pichot-Garcia insiste sur la nécessité que les associations deviennent davantage revendicatives et subversives, pour ne pas renoncer et se résigner, pour ne pas se soumettre.
Les personnes qui viennent à Récup’R sont très diverses et très différentes entre elles. Par ailleurs l’association emploie des salarié·es, or le salariat se définit par un rapport de subordination. Comment penser la division du travail, la démocratie et l’autogestion quand il y a de telles différences, et même de la subordination ? Comment prétendre à l’horizontalité, à l’égalité, quand on n’est pas identiques ? Ce sont des questions que l’on préfère souvent éviter car on a peur du conflit. Or ce sont des questions politiques : toustes y sont confronté·es en s’investissant dans l’association, et c’est ensemble et en pratique qu’il faut rechercher des voies pour y répondre.
Les sujets politiques ne manquent pas : « faut-il gérer les nuisances ou les supprimer ? Faut-il utiliser Facebook et Instagram pour communiquer sur les activités de l’association ? Faut-il réparer les vélos électriques ? » Voilà quelques débats qui traversent Récup’R. Et puis il y a les inévitables propos racistes, islamophobes, anti-pauvres-qui-profitent, sexistes : réunir largement signifie agir aux côtés de personnes aux convictions et/ou aux normes différentes. Là aussi, comment réagir, sans être ni dans le sectarisme et l’entre-soi ni dans l’humanitaire charitable et paternaliste ?
Et dans la cuisine, lieu invisible mais tellement important, car appropriable et sécurisant. « Qui fait le ménage ? Qui devrait le faire ? Est-ce à chacun de faire sa vaisselle ou est-ce qu’on devrait la laver à tour de rôle ? Comment gérer collectivement le frigidaire ? Est-ce que tout est à tout le monde, ou est-ce que chacun·e gère sa partie ? »
Benjamin Pichot-Garcia démontre comment tout, dans Récup’R, crée des occasions pour « observer, comprendre et peut-être transformer la société ». Et ce qui guide tout cela, c’est d’une part la volonté de « ne pas creuser d’écarts entre celles et ceux qui pensent et celles et ceux qui font », et d’autre part l’ambition « d’œuvrer au renversement du rapport de force dans la société ».
Pour tout cela, le vélo est un prétexte, comme la couture, comme les fanzines, comme les repas, comme tant d’activités. Des activités importantes, réalisées avec sérieux car elles ont du sens et qu’elles produisent de l’entraide concrète. Mais ce sont aussi des portes d’entrée pour se rencontrer, tisser du lien et ouvrir l’imaginaire d’un monde qui serait différent. Un monde sans voitures, autogéré, sans dominations, par exemple, comme le veut la Vélorution ! On vient pour réparer son vélo et « on se retrouve à se poser des questions sur le féminisme, sur la mixité et la non-mixité » : « la bicyclette est un cheval de Troie pour être au plus près du terrain, pénétrer la forteresse de l’ordre social et la démolir de l’intérieur ».
Benjamin Pichot-Garcia présente Récup’R comme un lieu « pour que chacun·e s’entraîne à penser et agir en collectif, imagine des solutions et les mette en œuvre à petite échelle ». Un lieu où on ne sépare pas « la résilience, la résistance et la contre-attaque », où on les construit dans le même mouvement. Parce qu’agir, être dans l’action, cela permet de mieux tenir le coup face aux difficultés de la vie. Parce que faire ensemble, c’est rompre avec l’isolement, se construire un réseau d’amitiés, partager ses craintes et ses joies avec d’autres, participer à quelque chose d’utile. Parce que tout cela peut amener à changer la façon dont on hiérarchise les valeurs, à saper discrètement (mais efficacement) l’ordre public, à relever la tête. C’est que « tout dépend de notre nombre et de notre capacité à nous lier, à nous rencontrer, à nous enrichir les un·es les autres, à nous faire confiance ».
Cet invisible, cette épaisseur du travail, cela ne se rationalise pas,ne s’explicite et ne se décrit que difficilement (ou alors en 266 pages !) : c’est la partie immergée de l’iceberg. Or les contraintes institutionnelles, et même les réflexes que l’on peut avoir intégré, poussent à faire primer les visions gestionnaires et techniciennes sur la possibilité de la créativité et de l’ouverture. Ce qui se joue là, nous dit Benjamin Pichot-Garcia, c’est la tension entre artisanat et industrie : entre intelligence, dignité, inventivité, bricolage d’une part, et rationalisation, machinisation d’autre part. Or pour résister au rouleau-compresseur de la normalisation, Benjamin Pichot-Garcia défend qu’il faut un minimum de culture du rapport de force et du conflit, ce dont le secteur associatif est bien dépourvu. Que ce soit du côté des bénévoles ou des salarié·es (dont le taux de syndicalisation est extrêmement faible), l’associatif est un secteur qui veut rester en-dehors de tout ça. Sauf qu’on ne peut rester en-dehors d’un combat dans lequel on est pris, qu’on le veuille ou non.
Cette tentation de l’« en-dehors » pousse bien souvent les associations à préférer régler leurs problèmes « en famille » plutôt que de revendiquer une meilleure reconnaissance et davantage de moyens.
La volonté démocratique est forte, mais il y a peu d’habitude de réflexivité, de retour sur les pratiques. Benjamin Pichot-Garcia prévient : cela mène à une fuite en avant, à gérer au jour le jour. La tendance à construire les relations sur la base de l’émotionnel et de l’affinitaire entraîne une incapacité à politiser les questions. Beaucoup parlent de Récup’R comme de leur famille ou de leur seconde maison : or la famille, si elle est un cadre de solidarité, est aussi un cadre de puissants non-dits. La difficulté à ouvrir des discussions d’ordre politique et à élaborer des positions collectives crée un flou et entraîne des ballottements dommageables pour les individus et pour l’association. Car comment arbitrer entre les différentes valeurs qui traversent l’association : les valeurs de l’artisanat, qui invitent au travail bien fait, de bout en bout ; les valeurs productivistes, qui poussent à produire au plus vite pour faire de l’argent ; et les valeurs associatives qui valorisent la convivialité et l’ouverture à toustes quelles que soient les compétences ? Sans discussions sur ces valeurs, sans discussions politiques, les désaccords et conflits sur le travail et son organisation se transforment bien souvent en conflits interpersonnels.
Alors qu’il y a quelques mois je chroniquais le livre de Cyrille Bock qui décrit le phénomène de dépolitisation de l’animation socio-culturelle, cet ouvrage de Benjamin Pichot-Garcia est un antidote enthousiasmant à l’inéluctabilité de cette dépolitisation. Et cela commence par refuser radicalement « la dévalorisation des travaux manuels, l’invisibilisation du travail des femmes, des migrant·es, des handicapé·es, des personnes âgées, des classes populaires, le mépris qu’on porte souvent à celles et ceux qui vont plus lentement ou différemment, la dévalorisation des personnes et des choses abîmées, cabossées, rapiécées, d’occasion. » L’atelier des miracles est un magnifique plaidoyer contre le mépris : « cette histoire d’atelier d’auto-réparation n’est pas farfelue, elle ne vient pas de nulle part, elle s’appuie sur l’expérience solide d’un réseau qui a plus de 10 ans d’expérience et dont les bienfaits en termes d’écologie, de solidarité et d’éducation populaire ne sont plus à démontrer. Et même, plus largement, cette mouvance de l’autoréparation vient d’une Histoire encore plus ancienne et plus grande, celle des travailleurs, des femmes et des hommes qui s’émancipent, s’organisent et résistent. »
Dans cette période où les idéologies haineuses ont le vent en poupe et où personne, surtout pas les associations, ne peut prétendre « être neutre », cela fait beaucoup de bien et procure une précieuse énergie de lire dans L’atelier des miracles tout ce que peut créer un engagement collectif quotidien et au long terme pour l’émancipation et la transformation sociale.
Sommaire du livre
- Préface de Guillaume Sabin
- Avant-Propos
- Introduction
- Tenir un atelier d’auto-réparation sur une frontière
- Inscrire les ateliers d’auto-réparation dans la grande Histoire
- Apprentissage de la mécanique, une petite histoire dans la grande
- L’inconvénient d’être né de parents qui ont du ml à s’entendre
- Travail, je t’aime moi non plus !
- Genres, races, classes et productivité
- Créer la rencontre, propagande et convivialité
- L’essaimage des ateliers, une dynamique tentaculaire et anarchique
- Conclusion
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L’atelier des miracles
Les activités cachées d’un atelier d’auto-réparation de vélo et de couture
De Benjamin Pichot-Garcia
Publié aux éditions des trois canards, 2024
266 pages
12€








