L’ouvrage « En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale » a été écrit par l’équipe de la Maison Phare, un lieu précieux, d’éducation populaire et de pédagogie sociale, situé dans le quartier Fontaine-d’Ouche à Dijon. Ponctué des photos de Sidi N’aïm, il a été publié en 2025 aux éditions La rage du social, une maison d’édition associative tenue par des acteurices de pédagogie sociale.
C’est un livre dont je vous conseille fortement la lecture car il donne à voir l’exigence et l’humilité avec laquelle l’équipe de la Maison-Phare œuvre au quotidien, sans relâche. C’est un livre qui donne à penser, et qui donne envie d’agir. Et en plus il est beau !
Et comme ce livre m’a beaucoup plu, j’ai eu envie d’écrire une bafouille pour vous en parler et rebondir sur ses propos. Pour commander le livre, rendez-vous sur le site de La rage du social.
En mai dernier je suis passée par Dijon et j’en ai profité pour aller rencontrer la Maison Phare située dans le quartier Fontaine d’Ouche. J’ai été accueillie par Mathieu Depoil, le directeur : nous avions été en contact il y a quelques années via Irène Pereira (merci à elle), mais je n’étais jamais allée à Dijon et la rencontre ne s’était jamais vraiment faite.
La pédagogie sociale (voir le Manifeste des acteurs de pédagogie sociale), je connais un peu, pour m’y être formée en 2015 auprès d’Intermèdes Robinson à Chilly-Mazarin, et l’avoir pratiquée un peu cette même année avec Mme Ruetabaga à Grenoble. Depuis, c’est une pratique qui infuse la mienne de façon à la fois diffuse et fondamentale, mais je ne suis pas en lien direct avec celleux qui la pratiquent en tant que telle et au quotidien : d’où mon enthousiasme à rencontrer La Maison-Phare.
Je suis arrivée à Fontaine d’Ouche en fin de journée, il faisait beau. Mathieu m’a accueillie avec générosité (merci à lui !) et a commencé par me faire faire le tour de la Maison-Phare. Le lieu fourmillait de jeunes qui discutaient, et au passage j’ai goûté à de délicieux cookies tout juste sortis du four. Puis nous sommes sorti·es et avons fait le tour du quartier.
C’est que la Maison-Phare, c’est un lieu, mais c’est surtout une implantation dans le quartier, dans tout le quartier. Ce sont 20 salarié·es, des bénévoles, et toustes les habitant·es du quartier : ça en fait du monde, et en marchant Mathieu saluait presque toustes celleux qu’on croisait. On a commencé par aller voir l’atelier qui se déroulait en pied d’immeuble un peu plus loin. Ce jour-là il était animé par Hélène Planckaert, mais toustes les salarié·es de la Maison-Phare, quelle que soit leur fonction, animent régulièrement ce type d’ateliers qui se déroulent quelle que soit la météo dans l’espace public : ils sont à la base de l’approche pédagogique mise en œuvre et donc tout le monde s’y met. C’était la fin de journée : il y avait encore plusieurs enfants, et quelques parents. Non loin, il venait d’y avoir une altercation avec la police et il y avait un peu de tension dans l’air : les ateliers s’intègrent dans la vie du quartier, ils ne sont pas des îlots et c’est justement ce qui fait leur force. Quand finalement il a été décidé de terminer l’atelier, toustes ont aidé à ranger et nous avons aidé à charger les tables, le tapis, le matériel dans la camionnette.
Puis Mathieu m’a montré les différents potagers qui donnent lieu à l’activité de maraîchage : on était au printemps et le potager était drôlement beau. Moi qui habite aussi en quartier populaire, et sur une dalle, j’ai été toute épatée de tant de verdure et de production de légumes, résultat d’un intense travail collectif. On a rencontré les promeneurs de chiens du quartier et Mathieu m’a raconté comment c’est à force de créer des liens que ces derniers ont finalement accepté l’idée qu’un terrain de maraîchage se soit installé sur une partie de leur lieu de promenade. Car nous ne sommes pas au pays des bisounours où tout se passerait immédiatement de façon harmonieuse : un quartier, ce sont aussi des tensions, des incompréhensions, des intérêts contradictoires, comme partout, comme dans la vie. Et c’est en se rencontrant, en se connaissant, en se parlant et entendant les points de vue différents des siens qu’on se donne la possibilité d’avoir envie de trouver des compromis.
On est aussi allé·es voir le Café associatif qu’a ouvert l’équipe de la Maison Phare. Il était fermé à cette heure, mais il ouvre tous les jours, proposant des boissons et des repas à des prix défiant toute concurrence : c’est un lieu important de sociabilité pour le quartier, où toustes peuvent s’installer et discuter, y compris avec des enfants, et où celleux qui le veulent peuvent aussi s’investir en tant que bénévoles. Les légumes issus du maraîchage y sont régulièrement vendus et servis lors des repas.
Au loin, il y avait le terrain d’aventures, mais on n’est pas allé·es jusque là. Partout des immeubles, mix de logements sociaux et de copropriétés : quelques rénovations en cours, mais également beaucoup de panneaux « à vendre », traduisant la fuite de celleux qui le peuvent. Non, décidemment, il ne s’agirait pas de romantiser le contexte, même si ce que fait la Maison-Phare est beau.
Quand on est finalement revenu·es à la Maison-Phare, Mathieu m’a présenté l’ouvrage « En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale », publié en 2025 aux éditions La rage du social, une maison d’édition associative tenue par des acteurices de pédagogie sociale. Cet ouvrage a été écrit par l’équipe de la Maison-Phare. Il est ponctué de photos de Sidi N’aïm : des photos qui donnent à voir du sensible, du beau, du complexe, qui créent un dialogue entre les mots et le ressenti.
Dans les jours qui ont suivi j’ai dévoré le livre : c’est un ouvrage d’une grande subtilité, qui traduit à la fois l’exigence et l’humilité de toute une équipe qui œuvre au quotidien, sans relâche. J’ai une grande admiration pour les personnes qui ont cette force, et qui savent conjuguer exigence et humilité. Je conseille fortement la lecture de cet ouvrage, et en attendant je me base sur ses textes pour vous parler de l’action de la Maison-Phare !
[Les passages en italique sont mes disgressions]
Je viens de le décrire : la Maison-Phare est présente bien au-delà de ses murs. Son action passe par la réappropriation des espaces, et notamment de l’espace public. Prendre la rue, sortir de la honte inculquée aux habitant·es des quartiers populaires, aux personnes racisées, aux femmes, à toutes les personnes et tous les groupes sociaux qui subissent les rapports de domination. Il s’agit de « renverse[r] l’intériorisation d’une humiliation », de « dépasser l’emprise de la peur ». Prendre la rue, c’est un enjeu politique à la fois très concret et symbolique, une façon de s’encourager mutuellement à ne pas se laisser taire, à ne pas se laisser faire, de développer collectivement une légitimité, une dignité, et pourquoi pas une fierté.
Il s’agit de « partir du préalable politique que la rue n’est pas un endroit à fuir, mais un lieu où habiter », de « franchir les murs pour rencontrer les autres », y compris parce que « c’est la présence humaine dans l’espace et non son éviction qui le sécurise et le socialise ».
Et pour ce faire, la Maison-Phare utilise « la situation comme espace d’intermédiation ». La pédagogie sociale tâche en effet de « tenir compte de l’aléatoire, sans présager de la forme finale qui prend sens dans la situation », à l’inverse des logiques de maîtrise des espaces, des corps et des pensées qui nous entourent. À l’inverse aussi du « technosolutionnisme des dispositifs d’intervention » qui ont la part belle dans le travail social. In fine, il s’agit de faire usage d’un « art de la ruse et du bricolage » : faire avec ce qui se présente, en tenant ensemble le quotidien et le temps long. « Être présent dans le temps long s’avère fondamental. Cependant, les avancées sur le long terme sont permises par les actions éducatives quotidiennes. Il s’agit pour l’animateur et l’animatrice de parvenir à surprendre sa propre lassitude afin de la contourner ». Parce que « l’expérience humaine est incompressible », parce qu’il nous faut être « du côté de la vie », sinon à quoi bon.
« La pédagogie ne consiste pas seulement à transmettre des connaissances, mais plutôt à faciliter l’émergence, par l’expérimentation, de processus émancipateurs, tant sur le plan individuel que collectif ». « La pédagogie sociale est une pédagogie de lutte, inscrite dans la réalité et le quotidien des personnes. Puisque les concepts abordés ci-dessus relèvent des mécanismes d’oppression, il est nécessaire d’en avoir une lecture claire pour mieux les conscientiser et les affronter » ; « remettre au cœur des débats et surtout des pratiques la question des rapports sociaux ». Il s’agit de « créer les conditions nécessaires à l’entrée dans un processus de conscientisation », en repolitisant l’action. « Le phénomène de dépolitisation du travail social et de l’éducation populaire [est] né de la stratégie néolibérale par la bureaucratisation des rapports et par la technicisation des fonctions ». « Cela se traduit par le fait de voir l’usager comme un ou une bénéficiaire des services et non plus comme une personne opprimée par un système politique. »
Toute l’action que décrit l’ouvrage est basée sur le principe de réciprocité, d’échange, de rencontre, de dialogue, de mise au débat, de politisation. Cela me fait m’interroger sur le nom de « Maison-Phare », car un phare éclaire de façon unilatérale, sans réciprocité, ce qui me semble tout-à-fait éloigné des pratiques de la Maison-Phare à Fontaine-d’Ouche. Je pinaille, je sais, mais c’est tellement important pour moi que tant pis, je développe.
Il y a plusieurs traditions historiques dans l’éducation populaire française (ça se discute, mais admettons). Aujourd’hui elles se mélangent souvent, mais je trouve que les re-distinguer permet d’éviter des écueils, et notamment l’écueil d’une éducation populaire qui voudrait « éclairer » le peuple. Une tradition qui trouve ses racines au siècle des Lumières, quand il s’agissait de nourrir des savoirs et une rationalité s’opposant à l’obscurantisme porté par l’institution catholique. Cette tradition a donné lieu à des pratiques d’école en-dehors de l’école, reproduisant souvent une pédagogie classique, descendante, « bancaire » dirait Paulo Freire. Au-delà, cette tradition a milité pour la création de l’école républicaine mise en place à la fin du XIXème siècle par Jules Ferry. Ferry qui était un colonisateur convaincu, ce n’est pas un hasard et c’est là que le bât blesse. Car cette tradition d’éducation populaire a donné lieu à des pratiques qui, sous une justification morale prétendant « amener la civilisation », ont accompagné la colonisation et l’écrasement des cultures locales. C’est que l’enjeu était d’unifier le peuple dans la République, autour d’une culture unique : celle de la classe dominante, la bourgeoisie, de sa conception du juste, du beau, du projet de société souhaitable.
Si je reviens là-dessus, c’est qu’on se trouve là au cœur du paradoxe de l’éducation : si elle est potentiellement émancipatrice (apprendre à lire, à connaître le monde, à se questionner et à débattre), elle est en même temps indubitablement domesticatoire (par l’inculcation de valeurs et de grilles de lecture qui empêchent de voir le monde autrement que nous le présentent nos éducateurices). Sauf s’il s’agit d’une éducation critique qui repose sur la réciprocité et le dialogue, invitant à questionner et critiquer les contenus qu’on nous transmet / que nous transmettons (car nul·le n’a la science ni la conscience infuses, nous avons toustes besoin d’apprendre et de nous nourrir, et car aucun contenu n’est neutre), à les croiser avec d’autres sources, sans confondre les faits et les opinions mais en considérant que l’éducation ne peut être émancipatrice que si elle s’accompagne d’un entraînement à exercer une pensée critique.
Les pratiques de la Maison-Phare mettent très largement en œuvre cette réciprocité et ce dialogue, ce qui produit une politisation de l’action. Il s’agit de « sortir du cloisonnement entre le social et l’éducatif, entre le pédagogique et le politique ». « En pédagogie sociale, la pratique est centrale. Faire ensemble. Cuisiner, dessiner, faire de la musique, bricoler, coudre… Parce qu’en faisant, on triche moins ». Recourir à « l’art et la culture comme outils de transformation sociale », « repositionner l’art comme outil de transformation locale, pour s’opposer à la confiscation des pratiques artistiques par une élite ».
« Notre culture est celle de l’agir et de la transformation de la réalité proche. […] C’est par le travail de la culture que peut se dessiner le chemin de l’émancipation, et non par sa contemplation, car la pratique artistique sans visée émancipatrice n’est que divertissement et diversion au service des puissants ».
« L’art est révolte ». « Il a nécessairement besoin du collectif ». « Sans commun, il n’y a pas d’art émancipateur ».
Cette appréhension de la culture, des pratiques culturelles, me semble fondamentale : une culture en pratique. Cela aussi crée de la réciprocité, à l’inverse des salles obscures où le public, individualisé et plongé dans le silence, observe des artistes professionnel·les. Il ne s’agit évidemment pas de dire qu’il ne devrait pas y avoir d’artistes professionnel·les, ni de se priver de la possibilité de développer un art ou un savoir et d’estimer ceux-ci. Il s’agit en revanche de refuser la séparation, l’impossibilité de dialoguer, de débattre, de contester, de remettre en cause, entre celleux qui savent et celleux qui prétendument ne savent pas. Car cela accompagne et normalise le fonctionnement d’une société basée sur la domination, et in fine sur la séparation entre celleux qui décident et celleux qui font.
Cette conception de la culture va, pour moi, avec une conception du rapport aux autres. Elle s’oppose à la pensée de la « mobilisation », ce terme militaire qui ne laisse pas présager beaucoup de réciprocité, de prise en compte de l’autre. Lors de mes études initiales j’avais fait un travail de recherche sur la démocratisation culturelle, en réalisant une étude du public des manifestations culturelles gratuites et en plein air. Le public est-il différent quand ce qu’on présente comme les principaux freins à l’accès (le lieu qui impressionne et le ticket d’entrée qui coûte) sont levés ? Eh bien non : le public est à peu de choses près le même que celui qui va voir des spectacles payants dans des salles dédiées. C’est que, si les portes sont ouvertes, les propositions sont les mêmes et celleux qui les font n’ont pas beaucoup bougé.
Se poser la question de la mobilisation, de la massification et de la démocratisation (questions que je travaille aujourd’hui dans les champs de l’éducation populaire et des mouvements sociaux), cela ne peut se limiter à ouvrir les portes, poser des affiches, proclamer des injonctions et s’agacer que « les gens » ne viennent pas. [Même s’il est certain que si les portes sont fermées, c’est mal parti… C’est un peu comme en informatique où on commence par nous demander si notre matériel est bien branché et connecté : là il faut avant tout vérifier que les portes sont bel et bien ouvertes avant d’avancer au-delà, car il arrive qu’elles ne le soient pas… Bref]. Quand on souhaite travailler avec des personnes qui ne sont pas là, il ne s’agit pas de se demander, comme on l’entend si souvent, Comment mobiliser les habitant·es des quartiers populaires ? Il s’agit, si cette intention est sincère, de se décentrer, de ne pas chercher à ramener vers soi et vers ses activités et ses convictions, comme si les autres (« les gens », cette expression qui dénote si souvent une conception de la séparation entre ces gens et nous…) manquaient quelque chose en ne s’intéressant pas à ce que nous faisons. Il s’agit de se demander à l’inverse ce à côté de quoi NOUS passons pour que ce que nous faisons n’intéresse pas, et donc de nous intéresser à ces fameux « gens ». Sortir de nos postures de domination qui cherchent à faire changer les autres, pour questionner nos automatismes de pensée et d’action, sortir de nos logiques. Il ne s’agit pas de tomber dans un relativisme naïf, de tirer un trait sur nos croyances, nos valeurs, notre éthique, nos intentions. Mais de considérer, si tel est le cas, qu’une éthique prétendument émancipatrice ne saurait envisager de se diffuser par l’usage de la domination, et qu’il faut donc envisager d’autres façons de s’y prendre. Et même, avant cela, que l’émancipation n’est possible que si la société se transforme, et donc que peut-être il faudrait davantage s’intéresser aux questions de société.
C’est exactement la même logique que les pratiques d’ « aller-vers » quand elles ne sont pas motivées par un enjeu de transformation sociale : c’est ce dont parle avec une grande clarté la dernière partie du Manifeste des acteurs en pédagogie sociale.
Il me semble que c’est ce rapport à son « public » que l’équipe de la Maison-Phare décrit quand elle écrit : « Nous préférons la logique de la coopération et de l’appropriation à celle de la participation ». « C’est en favorisant les pratiques coopératives, en remettant en question les hiérarchies sociales et en encourageant la prise de décision collective que les animateurs·trices contribuent à renforcer les capacités d’action collective des habitant·es. »
La pédagogie sociale repose sur « la gratuité, la libre adhésion et la non-inscription au préalable ». « Cette pratique pédagogique trouve sa pertinence dans la régularité et la visibilité de ces actions auprès des habitant·es, plusieurs fois dans la semaine, tout au long de l’année. Elle doit s’inscrire sur un temps long afin d’assurer une présence rituelle sur l’espace public et d’interagir, au mieux, avec le milieu de vie des publics. La gratuité et la non-inscription participent aussi à l’inconditionnalité de l’accueil des publiques dans nos pratiques pédagogiques. »
Mais, en tant qu’éducateurices qui travaillent avec des enfants, « comment écarter toute forme d’autoritarisme et ne pas tomber dans le laisser-faire ? Comment faire autorité sans pour autant être autoritaire ? Comment favoriser l’autonomie de chacun et faire en sorte que le groupe se rapproche de l’autogestion ? C’est quoi l’autonomie ? » « L’autonomie s’apprend et se comprend à l’échelle du groupe. […] L’autonomie est liée à la notion d’organisation et au partage du pouvoir, et donc à l’ « autorité » (du latin auctoritas, capacité à faire grandir). Dans ce cas, l’autonomie n’est pas incompatible avec la notion de discipline : un cadre collectif régissant le bon équilibre des rapports. »
Nous n’aimons pas le regarder, mais le pouvoir est présent partout, et il l’est indubitablement en matière d’éducation, de travail social, d’animation socio-culturelle.
Affirmer vouloir encourager la coopération et l’appropriation, c’est d’emblée remettre en question le rapport de pouvoir qu’ont les institutions vis-à-vis de celleux qu’on appelle les « usagèr·es ». La participation, à l’inverse, suppose de faire venir à soi sur la base de ce que l’on a prévu et organisé en extériorité (et que cela soit éventuellement fait avec de bonnes intentions et éventuellement des propositions de qualité n’y change rien). Remettre en question ce rapport de domination est complexe pour les professionnel·les mais aussi pour les usagèr·es : il faut se défaire des façons habituelles d’interagir et trouver comment les transformer. Mais comme les pratiques égalitaires sont surtout empêchées par celleux qui détiennent le plus de pouvoir, plutôt que par celleux qui en détiennent le moins, il est nécessaire que les professionnel·les prennent au sérieux la remise en cause fondamentale qu’iels doivent mettre en œuvre dans leurs pratiques.
On retrouve là le paradoxe avec lequel doivent faire les démarches d’éducation, de travail social, d’animation socio-culturelle, d’action culturelle, entre émancipation et domestication. Cette domestication se fait sur la base des valeurs et des croyances de l’institution et/ou des éducateurices (ce qui est juste, bon, beau, souhaitable pour la société, et ce qui ne l’est pas : aucune éducation n’est neutre), grâce au pouvoir (symbolique voire très concret) dont celleux-ci disposent sur celleux avec qui iels travaillent.
Les éducateurices qui cherchent à avoir une action la plus émancipatrice possible ont forcément besoin de mener un sérieux travail de réflexivité sur leurs pratiques, afin de tâcher d’identifier la façon dont iels usent de leur pouvoir, dont leur subjectivité interfère dans leurs pratiques. Il ne s’agit pas de prétendre supprimer sa subjectivité ou son intention, ou ne pas faire usage de pouvoir, mais de gagner en recul de manière à ne le faire autant que possible qu’en conscience et en transparence et à pouvoir en répondre et en débattre. Le travail réflexif sert à cela. Et je suis tellement convaincue de sa nécessité que j’ai fait de son accompagnement mon activité professionnelle !
C’est précisément de ce travail réflexif que cet ouvrage est la trace : c’est ce qui le rend si intéressant. Car la réflexivité est un travail des contradictions, un refus de réduire la complexité de la réalité et de nos utopies à une analyse univoque et à des recettes à suivre et à appliquer, alors même qu’ « il faut bien commencer par quelque part et par quelque chose ». S’engager collectivement dans un travail de réflexivité, c’est nourrir notre propre parcours d’émancipation, et par là affirmer en pratique qu’il ne s’agit pas d’émanciper les autres, mais bien de s’émanciper ensemble et que cela n’a rien de simple puisque cela nécessite la transformation des structures de la société.
Cet ouvrage est issu du processus de réflexivité que mènent ensemble les membres de l’équipe de la Maison-Phare. Leurs réflexions et questionnements nourrissent les nôtres, nourrissent les miennes, et m’enthousiasment à ce titre. Elles nourrissent « l’enthousiasme à vouloir construire un monde nouveau ».
« Cet ouvrage est le fruit de neuf années d’expérimentation. Neuf années de recherche en équipe. » C’est qu’à la Maison-Phare, l’équipe se forme et forme son éthique et ses pratiques en lisant, en écrivant, en débattant, et tout ça sur le temps de travail : « l’écriture est un excellent exercice de réflexivité collective ». La réflexivité, posture et pratique nécessaire pour allier exigence et humilité, être dans l’action sans perdre le lien avec la complexité, penser la complexité sans perdre la capacité à agir. Agir avec force et conviction, tout en assumant « la modestie de nos gestes et de nos propos. Il faut bien commencer par quelque part et par quelque chose ». Une posture éthique, politique et pratique. Alors « plusieurs jours par an, ils et elles, des animatrices d’accueil aux coordinateurs, en passant par les bénévoles, parlent systèmes de domination, discriminations croisées, postures pédagogiques, formulant ainsi le projet pédagogique de la Maison-Phare ».
« Les ateliers de rue s’inscrivent dans un projet éducatif libertaire. Mais entre la théorie et la pratique, il existe de réels points de tension qui peuvent créer l’inverse de ce qui est recherché, et accentuer un phénomène d’individualisation, ou encore rendre les enfants autoritaires au lieu de les rendre autonomes. Ces pratiques pédagogiques demandent une grande rigueur et une organisation collective. Il semble donc important de se questionner pédagogiquement sur la manière dont chaque principe est décliné sur le terrain, au risque de reproduire cette pédagogie traditionnelle que nous tentons de transformer… Mais tant qu’on se pose des questions, tout va bien ! »
En dehors des murs – Regards croisés en pédagogie sociale
Sous la direction de Mathieu Depoil
Photographies de Sidi N’aïm
Éditions La rage du social
Mars 2025
146 pages
12€
Sommaire de l’ouvrage :
- Préface (Hugues Bazin)
- Avant propos : Construire des tiers-espaces de résistance éducative (Mathieu Depoil)
- Femmes racisées et habitantes des quartiers populaires : toutes légitimes ! Accompagner la libération de la parole de ces femmes à travers la pédagogie sociale (Léa Dakité et Fahima Hafaiedh)
- Toutes en grève féministe ! (Hind Abdoun, Christelle Decrion, Leila Gnaoui, Aurore Gomez, Hanane Jabbari, Ophélie Klein, Rabia Majjit, Hafida Raoud, Bruna Rizzotto)
- De la forme scolaire à la pédagogie du dehors (Claudine Martin)
- La pratique d’activités en pédagogie sociale : du libéral au libertaire. Est-ce que la libre activité peut accentuer le phénomène d’individualisation ? Analyse d’une tension (Hélène Planckaert)
- Entre le dedans et le dehors : un cadre éducatif soumis à tension (Salwa Garnoussi et Manola Remandet)
- Pédagogie sociale et pensée politique : maintenir la distance de sécurité ? (Mathieu Depoil)
- La place des « petits » dans l’espace public : de grands besoins dans les grands ensembles ? (Nadège Dupré)
- Une histoire de co-création en pédagogie sociale (Mathieu Depoil et Hélène Planckaert)
- Pédagogie sociale et alimentation : les enjeux sociaux et politiques de la cuisine de rue (Stéphane Haquin)
- Du maraîchage en jungle urbaine : témoignage d’un jardinier (Jean Oddone)
- Les jardins urbains : un ancrage communautaire au cœur de la résistance sociale (Lalie Gounon)
- Interagir avec le milieu : construire des espaces collectifs (Léo Le Ligné)
- « Apprenti !? À ton âge !? » : un essai et quelques notes sur six années d’un parcours de liberté, de rencontres et de partage dans une association d’éducation populaire (Jean-Christophe Duraffourg)
- Éducation populaire et écologie sociale : vers une (re)politisation des pratiques pédagogiques ? (mathieu Depoil)
- Postface (Naïké Desquesnes)
Et tout au fil de l’ouvrage : les photos de Sidi N’aïm