Ecofeminisme

L’écoféminisme – Une intersectionnalité globale et radicale

L’écoféminisme est une remise en cause fondamentale de la manière dont fonctionne notre société (au sens de la société dominante : patriarcale, blanche et capitaliste). Il propose, comme outil de lutte et comme objectif (les moyens de nos luttes sont la préfiguration de nos effets recherchés), de revaloriser notre rapport à la nature.
L’écoféminisme vise l’abolition de la toute-puissance de l’espèce humaine sur ce qui l’entoure, ainsi que de toutes les formes de domination et d’exploitation (intersection classe-race-genre).

L’écoféminisme est né dans les années 1980, dans le cadre des luttes antinucléaires. Les textes écoféministes (lire l’anthologie « Reclaim » aux éditions Cambourakis) ne proposent pas de définition abstraite ou savante du mouvement, certains n’emploient pas le terme. C’est de manière empirique et non a priori que sont connectés dans ces textes les enjeux féministes et écologiques – à travers la redécouverte de l’histoire de la destruction croisée, au cours de la modernité, des femmes et de la nature.

L’écoféminisme n’est certainement pas monolithique, mais je me propose ici de partager ce qu’elle signifie pour moi.

L’écoféminisme me semble être une pensée extrêmement radicale, du fait qu’elle fait le lien entre les multiples et complexes causes et conséquences imbriquées de l’état des chose actuel qu’il s’agit de mettre à bas :
Opposition nature et culture, corps et intellect / Questions sociales et écologiques / Sacré et toute-puissance / Savoirs, cultures, ethnocentrisme / Racisme, colonialisme, impérialisme / Exploitation, maîtrise et capitalisme / Autonomie et émancipation / Religions instituées et sciences / Intersectionnalité et dominations.

[Mise à jour :

J’ai écrit ce texte au moment où j’ai découvert l’écoféminisme, et vécu aux États-Unis avec des femmes qui s’appelaient sorcières. Depuis, j’ai lu, j’ai rencontré, j’ai vécu, j’ai évolué. Aujourd’hui je n’écrirais plus ce que j’ai écrit ci-dessous, plus exactement comme ça, je retirerais des choses et en rajouterais d’autres. Je laisse cependant ce texte, car j’avais à l’époque conscience de ma méconnaissance, et je crois que ça se sent dans mon écriture. Ce blog a pour vocation d’accompagner nos recherches croisées et collectives pour l’émancipation et la transformation sociale ; il veut encourager les prises de recul, les pas de côté, la réflexion, le questionnement.
Bien d’autres sources, plus documentées, existent sur l’écoféminisme, et je vous encourage à vous y référer. Notamment, dernière que j’aie trouvée, cette conférence de Jeanne Burgart-Goutal.

Voir aussi ces extraits du recueil Reclaim que j’ai reproduits :
– « De bonnes femmes hystériques : mobilisations environnementales populaires féminines »
– « Agir avec le désespoir environnemental« ]


L’écoféminisme pour moi

Pour assurer son pouvoir et sa reproduction, le patriarcat associe le genre féminin à la nature, et l’oppose à un genre masculin associé à la culture. Le monde mis en place par le patriarcat, à base d’exploitation, de capitalisme, de racisme, repose sur l’asservissement conjoint des femmes et de la nature.
C’est donc dans un même mouvement qu’il nous faut aujourd’hui lutter, pour l’arrêt de l’exploitation de la nature, des femmes et de l’ensemble des groupes sociaux dominés. Ceci en vue de construire une société capable de penser le lien complexe, garantissant à la fois la liberté et l’égalité, entre nature et cultures (au pluriel) ainsi qu’entre groupes sociaux.

Revaloriser les cultures et savoirs traditionnels

L’écoféminisme pose la question des savoirs et des cultures. Il identifie l’Inquisition (du XIII au XVIè siècle) comme un holocauste de femmes (9 millions de femmes torturées et assassinées), visant à supprimer la capacité de celles qu’on appelait « sorcières » par exemple à contrôler les naissances (contraception, accouchement, avortement), et au-delà à exterminer l’autonomie des cultures et les savoirs traditionnels, ouvrant ainsi la voie au capitalisme.
Paradoxalement, religions instituées et révolution scientifique ont joué un rôle complémentaire dans la destruction des cultures et savoirs traditionnels, et dans le développement d’une culture de mépris de la nature.

Il ne s’agit pas là de glorifier des cultures ancestrales qui seraient intrinsèquement meilleures, comme il ne s’agit pas de penser que la nature est douce et paisible. Il s’agit en revanche de prendre acte du fait que le système patriarcal, pour asseoir sa domination, a dû faire disparaître la multiplicité des cultures, aussi imparfaites aient-elles été, et mettre la nature a son service. Ainsi, il a pu maîtriser les humains en même temps que la nature. Les valeurs patriarcales d’exploitation de la nature pouvaient alors devenir hégémoniques.

Aujourd’hui, le patriarcat et le capitalisme continuent de lutter très concrètement pour leur hégémonie. Ce sont toutes les cultures dominées qui sont ainsi attaquées. Le racisme procède de la même logique : sa théorisation a permis et permet toujours le colonialisme, l’esclavage, l’impérialisme.

Essentialisation  de « la » femme ?

L’écoféminisme n’est pas une essentialisation de « la femme ». Il prend en revanche comme point de départ la société au point où elle en est : une société où les femmes sont exclues du pouvoir, et où elles continuent d’être associées à la nature (passion, sexualité, émotions, intuitions…), femmes et nature étant conjointement et violemment dénigrées. En tant que dominées, et comme tou-tes les dominé-es, elles sont les mieux placées pour remettre en cause et renverser l’équilibre en place.

Réappropriation (reclaim) : un autre féminisme

Le féminisme classique lutte pour l’émancipation des femmes, contre leur assignation à des caractéristiques genrées et dénigrées, et pour l’égalité réelle avec les hommes. Le risque est de prendre les hommes comme étalon (c’est le cas de le dire), auquel les femmes vont se comparer pour mesurer leur émancipation. Si on fait cela, d’une part les femmes ne pourront pas gagner (il subsistera toujours des différences, ne serait-ce que la fonction reproductive), et d’autre part on ne remet pas en cause l’ordre de choses qui est pourtant à l’origine du problème.
C’est l’étalon qu’il faut changer. L’écoféminisme défend l’idée de réappropriation (le mot d’ordre « reclaim » est fondamental dans l’écoféminisme), qui veut que l’on puisse se réapproprier ce qui est dénigré dans l’ordre des choses patriarcal. Cela revient à remettre en cause la hiérarchie des valeurs, et donc à saper ce sur quoi repose la société capitaliste.

Associées à la nature, les femmes sont aujourd’hui assignées aux tâches liées aux besoins primaires et dénigrées par la société patriarcale : le travail domestique, les relations humaines, et bien-sûr la reproduction. Dans le cadre du féminisme classique, les femmes sont amenées à se libérer de cette assignation. Mais le risque est que ces tâches n’en restent pas moins dénigrées, alors qu’elles sont fondamentales à la vie. Par ailleurs, et c’est fondamental, la libération de ces femmes se fait le plus souvent sur le dos de groupes sociaux encore plus dominés, notamment des femmes racisées.
Dans le cadre de l’écoféminisme, la remise en cause de l’assignation ne se fait pas au détriment de la revalorisation de ces activités. La réappropriation de celles-ci est en effet en soi une démarche révolutionnaire, en ce qu’elle remet profondément en cause la hiérarchie des valeurs sur laquelle repose la société patriarcale, raciste et capitaliste. Encore une fois, le moyen de la lutte est la préfiguration de la société à construire : une société où les tâches fondamentales de la vie et des relations ne sont pas dénigrées, et où celles-ci ne sont pas assignées à quel groupe social que ce soit.

Autre réappropriation (reclaim) : celle des corps et de la sexualité. La libération sexuelle des femmes est paradoxale. On oscille entre d’une part revendication de sa liberté totale, qui peut parfois virer à la sur-sexualisation des femmes (or, la société étant toujours patriarcale, les femmes sont quasi-obligatoirement perdantes à ce jeu là), et d’autre part au contraire un refus de se soumettre aux désirs masculins (les penser comme tels montre qu’on ne sort pas du paradigme initial d’assignation genrée) par des dynamiques non-mixtes et la décohabitation. Ces deux extrêmes sont sans doute nécessaires et émancipateurs. Mais je ne crois pas qu’ils soient, pratiqués à plein temps et pour des raisons militantes, totalement heureux. Il me semble qu’il faut changer de paradigme, sortir de la dichotomie entre liberté totale et maîtrise totale de son corps et de sa sexualité.
Le mouvement queer, en luttant contre l’hétéro-patriarcat, me semble une bonne piste, car il cherche à déconstruire les normes.

L’écoféminisme, en faisant le lien avec la nature, se refuse aux normes édictées par la société patriarcale, et décale le terrain de la lutte. C’est ainsi que j’interprète le comportement d’écoféministes hippies-sur-les-bords quand elles dansent dans la nature, et pourquoi pas en pleine ville, quand elles prennent plaisir à être belles, ou parfois à se peindre le visage comme des enfants. Elles ont l’air folles ? Leur comportement nous interloque… Ce sont des sorcières qui se jouent des normes et nous mettent ainsi en danger. Car que devient une société dont les normes ne sont pas respectées ?

De même pour la sexualité, il me semble que l’écoféminisme ne prône pas tel ou tel comportement, mais l’intégration de la sexualité, sous ses diverses formes, et, éventuellement, de la reproduction (n’oublions pas que les « sorcières » maîtrisaient la contraception et l’avortement), au cycle des choses, du quotidien et de la vie. Nos corps, quels qu’ils soient, sont des instruments, au sens noble, de jouissance, pour nous-mêmes et pour les partenaires que nous choisissons, quel-les qu’il-les soient.

La réappropriation, qui va avec la remise en cause des normes, entraîne l’utilisation de formes qui peuvent surprendre, notamment pour leur ésotérisme. J’avoue avoir moi-même du mal à m’y reconnaître. Mais, je vois et comprends l’intérêt de faire les choses autrement pour forcer le décalage et instaurer la déstabilisation dont le statu-quo a peur. Le fait de ne pas utiliser les armes qu’a choisi l’adversaire, mais de décaler le terrain et les outils, est selon moi une excellente chose.

Le sacré

Si l’écoféminisme est souvent associé à des pratiques spirituelles, c’est parce qu’il défend l’importance du « sacré ». Je ne sais pas si c’est le sens exact de « sacré », mais pour moi, et c’est dans ce sens que je l’utilise ici, il désigne les choses qui nous dépassent et qu’il faut sans doute que nous acceptions en tant que non-maîtrisables. Le sacré réfute la toute-puissance humaine. Il désigne les choses qui dépassent notre entendement et notre rationalité, qui néanmoins existent objectivement, et que nous devons prendre en compte en tant que telles. Il en est ainsi de beaucoup de choses concernant les phénomènes naturels, mais aussi des phénomènes tels que l’instinct ou l’inconscient. (J’ai conscience que mes mots et concepts sont peut-être imprécis, mais je choisis de m’exprimer sur cette question tout de même).
Parmi ces choses non-maîtrisables, il y a des passages qui, dans toutes les cultures traditionnelles, sont célébrés par des rites, des rituels : naissance, premières règles, mort… L’écoféminisme, dans son insistance à reconnaître le sacré, propose de réinventer les rites qui visent à valoriser celui-ci.

Il me semble que le fait que les femmes aient leurs règles chaque mois (phénomène qui, s’il est tout-à-fait bien expliqué par la science, n’en reste pas moins étrange), les met de fait et régulièrement devant l’évidence qu’elles ne maîtrisent pas tout, que les humains ne maîtrisent pas tout. Étant rappelées à cette réalité plus régulièrement que les hommes, elles peuvent (si elles n’y sont pas sourdes, au nom de leur « émancipation » – cf. paragraphe précédent) être moins promptes que les hommes à oublier qu’il est vain en même temps que criminel de vouloir tout maîtriser. Il me semble que dire cela n’est pas une essentialisation, mais une prise en compte de l’état concret des choses : les femmes ne sont pas assignées par la société à avoir leurs règles, elles les ont, voilà tout. Il me semble que ce n’est pas non plus une naturalisation : il ne s’agit pas de dire que les femmes sont différentes parce qu’elles ont leurs règles, mais que cet événement régulier peut être considéré et utilisé comme un outil objectif pour être dans le monde, comme ça peut-être le cas pour plein d’autres choses (les personnes en fauteuil roulant sont plus conscientes de la hauteur des trottoirs, les asthmatiques de la pollution, et  ceux qui ont l’oreille absolue des fausses notes). Dites-moi si je me trompe.

Il en est de même avec la mort. Si la science nous l’explique très bien, elle reste incompréhensible, et c’est d’ailleurs la grande force des religions : apporter une réponse (preuve que la réponse scientifique ne suffit pas) à la question de la mort. La société patriarcale productiviste a peur de la mort. Il nous faut cependant accepter que la mort fait partie de la vie, qu’il en est ainsi et que ce n’est même pas discutable. L’ambition humaine à la toute-puissance est ce qui détruit le monde et les humains avec.

Les croyances primitives, et donc les valeurs des sociétés qui s’y référaient, faisaient très largement référence à une Terre-Mère sacrée, laquelle était associée aux femmes du fait de leur fonction reproductive. En revanche, la Bible affirme dès la Genèse l’infériorité fondamentale de « la » femme : Eve n’est qu’un sous-genre d’Adam, né de sa côte, tandis que celui-ci est à l’image de son dieu. L’identité genrée de la divinité suprême est donc inversée avec les monothéismes, qui par ailleurs proclament la supériorité de l’espèce humaine sur l’ensemble du monde qui l’entoure (même si on peut trouver tout et son contraire dans la Bible). La justification mystique pour le patriarcat et l’exploitation de la nature est posée.

L’idée de « Goddess » (déesse) est présente dans les pratiques spirituelles liées à l’écoféminisme, qui sont alors qualifiée de « néo-paganisme » : il s’agit de re-sacraliser la Terre-Mère et tous les éléments présents sur terre. Cela revient à réinverser les valeurs.
Ici, il me semble que le sacré ne fait pas référence à la prière, la superstition, et encore moi un quelconque clergé, mais à la prise en compte et à la considération de choses qui nous sont extérieures.

Intersectionnalité

L’écoféminisme permet des pistes différenciées pour l’émancipation des femmes et de tou-tes. Alors que le féminisme peine à penser son intersectionnalité avec les questions de race et de classe, l’écoféminisme est par essence même intersectionnel, puisqu’il s’intéresse avant tout à la question du pouvoir et de la toute-puissance : il s’adresse donc à tous celles et ceux qui sont exclus du pouvoir.
Reconnecter la société humaine sur la nature, cesser de penser la culture (au singulier : la culture dominante) comme supérieure à la nature, c’est, intrinsèquement, assumer que la diversité est la condition du long-terme. Dans ces conditions, l’émancipation peut prendre diverses formes, et elle ne vise pas créer une nouvelle culture dominante : ainsi l’écoféminisme ne prône donc pas de solution privilégiée au niveau individuel (que ce soit sur la maternité ou non, l’orientation sexuelle, la répartition des tâches, plus globalement l’ensemble des caractéristiques aujourd’hui genrées). Il est en revanche intraitable sur les questions de domination, entre humains, groupes sociaux, et envers la nature.

Le pouvoir

L’écoféminisme ne vise pas la prise du pouvoir, mais sa destruction sous sa forme actuelle. Il ne fait pas confiance aux structures actuelles du pouvoir, puisqu’elles portent structurellement en elles les causes de ce qu’il cherche à détruire. Ainsi, l’écoféminisme est révolutionnaire, d’autant qu’en matière écologique nous n’avons pas le temps pour les réformes.

L’écoféminisme est une piste pour le développement du pouvoir de celles et ceux qui veulent lutter, concrètement et dans les actes, contre l’état des choses. Il a pu être accusé d’être une préoccupation de femme bourgeoise blanche : je pense qu’il est au contraire beaucoup plus en concordance avec d’autres luttes contre les dominations. Notamment, il est beaucoup plus compatible avec des luttes de femmes dans des pays non occidentaux que ne l’est le féminisme tel que je le comprenais et pratiquais jusque là. En effet, là où ce dernier est le plus souvent ethnocentré, prônant un modèle unifié pour l’émancipation des femmes et des humains (et celui-ci pensé indépendamment du monde qui nous entoure), l’écoféminisme porte en son sein la valorisation de la diversité des cultures et savoirs, et autorise la multiplicité des formes de luttes et de libération.

En conclusion, il me semble que l’écoféminisme constitue une remise en cause extrêmement radicale, parce que la plus globale, du patriarcat et de la culture de destruction de la nature (vu comme un processus conjoint et indissociable), et de ce qui en est à la fois la poule et l’œuf : l’exploitation, le racisme, la religion (au sens institué) et bien-sûr le capitalisme.

Ce que je développe ici est ce que je souhaite mettre sous l’idée d’écoféminisme. Et il est possible que cette idée m’occupe quelques temps…

Remarque : mon correcteur orthographique ne connaît pas le mot « écoféminisme ». Ceci n’est pas un détail.


Je conseille la lecture du livre « Reclaim », anthologie de textes éconféministes (traduits en français) réunis par Emilie Hache, paru aux éditions Cambourakis.

2 réflexions sur « L’écoféminisme – Une intersectionnalité globale et radicale »

  1. Merci pour cet article détaillé qui explique les choses clairement sans tomber dans le piège du « je sais tout ».
    J’étais justement à la recherche de sources sur l’écoféminisme et les convergences possibles avec les luttes LGBTQI+.
    j’ai pas trouvé grand chose jusqu’à maintenant, si vous avez des articles/podcasts à conseiller, c’est volontiers ^^

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